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Biface

Bruno Meyssat ( Conception )


: Entretien avec Bruno Meyssat

Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TNS

Comment est né ton désir de travailler sur l’arrivée des Espagnols au Mexique et leur confrontation avec la civilisation aztèque ?


Souvent pour moi, les sujets de spectacles s’infiltrent progressivement, jusqu’à devenir inéluctables, comme des obsessions. Je me suis rendu deux fois au Mexique par curiosité personnelle et ce pays m’a intrigué pour les survivances archaïques de comportements traditionnels qu’on y voit, pour les actes de conjuration toujours actifs... Le rapport actuel à la foi m’a impressionné. Et j’avais pu assister au « Día de Muertos » − le Jour des morts − qui saisit le pays durant plusieurs jours et qui est une fête.
À mon retour en France, je me suis documenté sur ce qu’avait été l’arrivée au Mexique des Espagnols. Cela résonnait avec un projet que j’avais en tête au sujet de l’arrivée de Colomb en Amérique et son journal de la traversée, les premiers émerveillements ressentis au Bahamas. La découverte d’un « nouveau monde » est un sujet qui m’occupait depuis longtemps. J’ai commencé par lire ce qui s’était passé au travers de deux récits espagnols : les rapports envoyés à Charles Quint par Hernán Cortés [La conquête du Mexique, éditions La Découverte, 2007] et les récits détaillés de cette campagne par un simple militaire de cette armée : Bernal Díaz del Castillo [Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne, éditions La Découverte, 2009], qui a parfois opposé sa version des faits à son supérieur. Peu après, j’ai découvert un livre, Récits aztèques de la Conquête [choix de récits effectués par Georges Baudot et Tzvetan Todorov, éditions du Seuil, 2009] où sont réunies des versions indiennes de ces mêmes événements. J’ignorais que des prêtres espagnols s’étaient intéressés à la civilisation mexicaine et avaient demandé à quelques témoins de raconter ce qui s’était passé lors de ce conflit qui a duré deux ans. Ce livre collecte des témoignages oraux, quelques-uns au plus proche du sentiment indien, d’autres plus tendancieux et déjà sous influence de l’occupant. Les traductions successives ont préservé une langue archaïque qui témoigne ainsi d’une façon singulière de percevoir et de décrire de tels événements. C’est à partir de ces premiers matériaux que le projet a commencé : aborder les mêmes faits vus des deux belligérants. D’autres sources sont venues s’ajouter ensuite.


Est-ce ainsi qu’est né le titre BIFACE ?


Oui, je voulais évoquer un événement avec le regard des deux parties et particulièrement confronter une manière européenne, pragmatique et une manière archaïque sous influence d’une métaphysique. Le titre BIFACE rappelle aussi les dualités qui résident en chacun de nous, qui s’affirment avec intensité lors des débats importants en nos vies. C’est la part d’ombre qui se révèle lors de situations exceptionnelles, et pas seulement. Cela nous est apparu à la documentation de cette Conquête, où les êtres sont vraiment sortis de leur civilité. C’est de cette zone trouble qu’il s’agit, de ces « espaces blancs » dont parle le philosophe allemand Peter Sloterdijk, là « où Dieu ne regarde pas » aurait-t-on pu dire à cette époque. C’est dans « ces espaces extérieurs » que se déplacent les Espagnols, dans l’alerte et la peur, ignorant tout, jusqu’aux contours géographiques du pays. Ils sont dans la fascination mais aussi dans l’effroi quant à ce qu’ils voient des coutumes aztèques. Et les Aztèques sont aussi saisis par la présence de ces gens qui viennent d’un monde inconnu, de l’Orient, et qui n’ont rien à faire là. De nombreuses choses les déconcertent, les affolent : le métal, les armes, les chevaux, les barbes, jusqu’aux couleurs... Et les Espagnols vont bousculer tous leurs attendus : la façon de se conduire dans la négociation, la façon de se comporter durant les combats traditionnellement très normés pour les Indiens... C’est un choc immense et il s’opère dans la vitesse. Lors de cette première séquence de la Conquête, l’expérience de l’autre n’est pas mutuelle et progressive comme cela a pu être le cas quand l’Europe de cette époque s’est confrontée à l’Asie par exemple. Dans le cas de l’Amérique centrale, la mise en présence est fulgurante et rapidement destructrice : la première expédition a lieu en 1517, Cortés aborde le Mexique en 1519 et la capitale Tenochtitlan disparaît en 1521. C’est une collision. Nous devons à Peter Sloterdijk la mise en perspective de ces faits anciens avec notre monde contemporain, ce rapprochement des deux époques à travers ses rapines, ses envies déboutonnées. Il discerne dans cette séquence les premiers ébats de la globalisation, une mise en route des processus primaires du capitalisme qui se fait les dents sur « l’autre, le lointain », considéré comme une chose. Cette lecture fut un déclic.


Tu dis que les Espagnols étaient horrifiés par le rapport des Aztèques à la religion. Peux-tu préciser pourquoi ?


Dans leurs récits, ce qui les terrifie, ce sont les sacrifices sanglants. Ils voient les autels maculés de sang, ils assistent aux sacrifices pour leurs idoles − l’acte monstrueux pour eux − avec la mise à mort cruelle d’hommes en grande quantité. L’idée que l’on puisse manger de la chair humaine de manière rituelle crée chez les Espagnols un effroi absolu. De leur point de vue de chrétiens, ils ne sont pas confrontés à une autre religion mais à une extension satanique de la leur, son versant infernal. Cela renforce leur détermination à détruire ce monde. Si cette motivation est manifeste, est-ce qu’elle est principale ? Quels rôles ont joué la cupidité, l’envie d’honneurs, la violence débridée ? Ce sont des agglomérats complexes et certainement divers selon les individus, chez Cortés ou Bernal Díaz del Castillo − tous deux militaires − ou chez certains prêtres que la foi habitait toujours...


Tu as évoqué la matière textuelle que vous partagez comme source d’improvisation, qui est une part essentielle du travail. À partir de ces écrits, de ces événements historiques, comment construis-tu une matière théâtrale contemporaine ?


Comme souvent, ce travail implique une longue documentation, un grand nombre de lectures partagées. L’imprégnation du sujet est essentielle et elle prend du temps.
Nous ne désirons pas tenter une reconstitution historique des événements ou pratiquer un « théâtre documentaire ». Je suis convaincu que le plateau − d’autant plus avec un sujet aussi crucial et vaste − se doit d’expérimenter d’autres voies. Ce spectacle est une tentative supplémentaire de visiter le champ de projections qu’est de fait le théâtre.
Un tel spectacle est le fruit d’une dramaturgie collective et nous sommes des gens d’aujourd’hui, nous travaillons sur un sujet du passé mais ce qui arrive sur le plateau est le résultat de ce que nous vivons au présent sous influence de ces faits. On ne représente pas, on ne « figure » pas les faits racontés − c’est impossible.
En répétitions, nous commençons par lire ensemble des documents et des témoignages, parfois nous sommes divisés sur quelques aspects des événements car nos ressentis divergent. Puis je prépare des sujets d’improvisation et je mets à disposition des acteurs des objets, des matériaux. Je propose un sujet − bien souvent une phrase − parfois déjà connu, l’acteur l’entend et va choisir un ou plusieurs objets, puis propose en retour une action. Ces actions au plateau sont des remontées de préoccupations, de rêveries, de hantises nées à l’occasion de la découverte des faits exposés par les textes partagés.
Ces convocations de mémoires, de sensations et d’émotions, s’inscrivent naturellement dans un cadre visuel contemporain. Ce ne sont pas des tentatives de reconstitution. Personne n’est en costume d’époque. Il peut y avoir des détails évocateurs, vestimentaires, mobiliers, mais les figures qui nous rejoignent sur le plateau sont provoquées par des acteurs d’aujourd’hui. Le plateau est un endroit où la mémoire déploie toutes ses compétences, tous ces textes, d’abord en répétition, ensuite en représentation.


Dans ce projet, il est essentiel de se tenir à l’écart de l’épique. Sinon, je n’aurais jamais choisi un tel sujet, impossible à réaliser scéniquement. Il se passe des choses inimaginables durant ces deux ans, irreprésentables. On ne peut pas, par exemple « figurer » la rencontre entre Cortés et Moctezuma, ou la ville de Tenochtitlan / Mexico telle que les Espagnols vont la découvrir. Quels que soient l’époque et le sujet abordé, on ne s’est jamais attelés à la représentation des faits.
Ici, le visuel ne « montre » pas, il accompagne une autre activité plus secrète du spectateur quant à ses propres visions. Ce sont ces images qui importent et qu’on ne verra donc jamais, car les images, on le sait, ne sont pas présentes sur le plateau. Là, il n’y a que des propositions « à faire l’image ». Ainsi, une image ne réside pas sur la rétine de l’œil mais se forme dans des aires plus reculées de notre cerveau, traitée et recomposée aussi selon notre histoire.
Quant au texte qui accompagne une action, il n’est pas forcément celui qui l’a suscitée. Les textes qui cohabitent avec des actions scéniques ont souvent pour dessein de rappeler un fait qui a été évoqué précédemment ou d’annoncer une chose qui va arriver. Et parfois elles favorisent tout simplement une écoute renforcée et une vision plus stimulante. Cette parution simultanée des actions et des textes peut aussi provoquer comme un arc électrique entre ces deux points pour celui qui y assiste : une réflexion, un étonnement, une curiosité, une émotion... Ou rien. C’est une faculté de production dont dispose le spectateur. Là est l’écriture contemporaine, un vocable tant utilisé ; la pluralité des significations possible de chaque instant du plateau est désirée et l’invitation au spectateur résolue. C’est en lui qu’est le texte vivant final. Cela vaut le risque.


De quelle nature sont les « sujets » que tu proposes aux acteur·rice·s d’explorer ? Sans figurer les choses, s’agit-il pour elles et pour eux de s’imprégner de ce qu’ont pu ressentir des figures historiques comme, par exemple, Cortés ?


Nous avons traversé quatre-vingt-huit sujets d’improvisation. Pour te donner un exemple concret, le sujet 14 est : Je rentre chez quelqu’un à son insu. Il est probable que cela rappelle l’intrusion de l’Espagnol qui arrive en terrain conquis au Mexique. Ainsi se forme une «figuration » vécue par l’acteur, mais comme il est pris dans un mouvement personnel − il organise ses objets, son action −, il accroche aussi à ce traitement de « l’histoire principale » des affects, des événement connus de lui seul et qui trouvent là l’occasion de paraître et de se jouer. Et ce creuset favorable − car les objets ont aussi « de la suite dans les idées » − dépose parmi nous des actions qui n’étaient pas prévues. Dans ce cadre, chercher à incarner quelqu’un n’a pas été même envisagé. On a traversé des situations provoquées au départ par des phrases faussement banales. Être un «Cortès juste » ou un «Moctezuma plausible » n’est pas un projet.
Ainsi je tends un grand filet et arrivent des actions initiées par les acteurs. Puis, la lumière et le son ajoutés opèrent en cours une seconde mise au point motivée par ce que nous nommons « le grand sujet ». Ensuite seulement on regarde ce qui est arrivé.


Je peux te donner un autre exemple avec le sujet 63 : La frayeur que tu m’inspires. Dans les récits, la frayeur est omniprésente − c’est un sentiment qui envahit les deux camps. Quelles actions personnelles ces mots vont-ils convoquer en chacun ? Quels objets en seront les auxiliaires ? Le champ des possibles est vaste, mais le sujet est abordé. Tu constates que je ne donne pas des sujets du type : Cortés rencontre le frère de Moctezuma.
Dans le travail, l’impulsion vers l’action doit être plus lointaine afin que l’acteur, imprégné de ces faits, puisse se l’approprier, comme s’il avait lui -même pensé à cette formulation, s’était proposé lui-même cette phrase «pour dériver». Cette stratégie signifie notre désir d’étonnement pour les réponses qui surgissent au plateau. On part vraiment d’une toile blanche. Et les improvisations deviennent, au fur et à mesure, la palette avec laquelle le spectacle va se composer.


Ici, les acteurs ne sont pas des interprètes, mais sont des personnes qui proposent leurs réponses. Par la suite seulement, j’opère des choix pour leur montage, mais l’impulsion de départ est la leur, elle provient de la rencontre du sujet et de leur vie. Là réside un réel investissement. Ce qu’ils font désigne la sincérité de l’aventure. Et je regarde − on regarde ensemble − comment ce que nous avons obtenu restitue la rencontre que nous avons avec ces événements.
Quand nous venons en répétitions le matin, on ne sait pas du tout ce qui va arriver. Et cela ne veut pas dire que nous sommes indécis ou vagues dans notre projet, mais qu’on espère les événements qui sont de l’ordre du subliminal, on essaie de leur donner un endroit pour qu’ils paraissent. On le fait du mieux qu’on peut et ça ne marche pas toujours − certains sujets se révèlent stériles, on n’y arrive pas. Et tout à coup, un sujet, une autre phrase, va provoquer trois actions très justes. Parfois, une action survient, d’une violence décalée, puis quand on l’ausculte de près et qu’on considère nos échanges en amont, on comprend ce qui a pu se passer et il s’avère qu’il faut en réalité l’intégrer au montage... Tout est ouvert au départ, l’acteur crée un endroit qui lui plaît, celui de ses réponses personnelles. Et je ne me mêle pas des contenus intimes de ses propositions. Même si je trouve que c’est décalé ou oblique, je ne commente pas. Du reste, parfois il vaut mieux attendre, ne pas faire fuir l’oiseau !


Ensuite, chacun note ce qu’il a vécu : l’assistante note ce qu’elle a vu, moi, je note ce que j’y ai vu et l’acteur note ce qu’il a fait, selon lui. Le concours de ces trois notations est le texte mental de cette écriture de plateau − si les objets pouvaient restituer leurs impressions cela ferait quatre !
Cette notation plurielle est cardinale quand on fait l’inventaire d’une partie des actions réalisées. Une deuxième phase s’ouvre qui est le montage de ces éléments disparates.


Est-ce que les textes sont dits en direct ou enregistrés ou projetés ?


Les trois. Ils sont parfois dits ou lus en direct, parfois enregistrés en amont − il peut être intéressant qu’un acteur joue et entende sa propre voix et il y a aussi celle d’autres interprètes : Laurence Chable et Frode Bjørnstad, captées quand nous répétions à la Fonderie [lieu situé au Mans, fondé et géré par le Théâtre du Radeau] − enfin d’autres textes sont projetés.


Tu as évoqué la présence d’objets dans le travail. Comment les choisis-tu et quelle est leur fonction ?


Chaque fois que je pense à un projet, je commence à chercher quels seront les objets qui, à la rencontre des acteurs, vont faire surgir des gestes ou émerger des situations. C’est une phase délicate et une longue recherche. Hélas, la situation sanitaire ne m’a pas permis de retourner au Mexique car cette collecte devait passer par certains lieux où se sont déroulés ces événements. Au plateau, certains objets proviennent de mes séjours précédents. Les autres, j’ai commencé à les réunir quand l’idée du projet est née. L’objet est crucial car il permet de constater à l’extérieur de soi des intuitions divagantes qui sans lui n’auraient pu être constatées.
La collecte est un état de vigilance singulier. Il est rare que je cherche une chose précise, mais je reconnais, quand je le vois, l’objet à se procurer absolument. Ça peut être un fauteuil roulant ancien, un grand chevalet en bois, une croix d’autel, une coiffe de procession espagnole... c’est très disparate dans un premier temps. Je suis imprégné du sujet, beaucoup de choses se mettent en relation dans mon esprit et éveillent des élans de curiosité. Je stocke ces objets, ensuite je fais des tris successifs que je reprends plusieurs fois. Leur « tribu » évolue au cours du travail : certains s’avèrent inopérants et disparaissent, d’autres arrivent en répétitions et bons finisseurs se retrouvent dans le spectacle. Parmi les objets du spectacle, il y a des poutres accidentellement calcinées. Elles se sont vite imposées, rapportées à la destruction de Mexico, hantise et point final de ce choc entre Espagnols et Aztèques. Les Espagnols ont incendié une ville qui avait provoqué leur émerveillement un an auparavant ! Ces objets noirs ont l’ambivalence de leur beauté.
Leur rôle est bien de provoquer des rêveries non anticipées. Ce travail avec les objets, c’est toujours une histoire d’intuition, je pourrais dire de «hasard surréaliste » : on a parfois l’impression qu’un objet nous attendait. Une action scénique est le fruit d’une rencontre un jour précis entre un texte, une humeur, une parole, un objet, une pensée... Tout autre chose aurait pu naître mais ce qui est arrivé n’est pas aléatoire. Beaucoup d’actions ne sont pas retenues mais elles sont souvent un palier vers une action suivante qui, elle, perdurera.
Les masques ont pris de l’importance au fil du travail. Les acteurs s’en sont emparés et ils sont présents dans plusieurs séquences. Mais il ne s’agit pas d’un « jeu masqué », plutôt d’amener une dimension plus abstraite. Un masque vient du Mexique et il figure l’Européen : l’homme aux yeux bleus, rose de peau, à la barbe noire.


Y a-t-il du son, de la musique ?


En répétitions, j’utilise souvent du son, pour accompagner l’acteur en improvisation. Dans le spectacle sont entendues des musiques espagnoles du XVI e siècle ainsi que de la musique contemporaine : Morton Feldman, Giacinto Scelsi, Anton Webern... Des voix qui parlent le nahuatl, la langue survivante des Aztèques, sont aussi diffusées.


Peux-tu parler de la distribution ?


Il y a quatre hommes et une femme. Mayalen Otondo est danseuse mais est également actrice − elle participait à 20mSv [présenté au TNS en janvier 2019] ainsi qu’à Kairos, un spectacle que nous avons réalisé au sujet de la récente crise grecque. Yassine Harrada était aussi dans ces mêmes spectacles, nous nous sommes rencontrés à l’école du TNB alors dirigée par Stanislas [Nordey]. Philippe Cousin est aussi de la partie comme dans la plupart de nos créations. Nous avons créé ensemble Théâtres du Shaman et cette écriture de plateau. Frédéric Leidgens avait un rôle déterminant dans Observer [présenté au TNS en 2012] un spectacle au sujet d’Hiroshima et, par la suite, dans plusieurs de nos spectacles, ainsi les dramaticules de Samuel Beckett − Pièces Courtes, créé en 2017. Et il y a Paul Gaillard, avec qui je n’avais jamais travaillé, qui est un ancien élève de l’École du TNS [du Groupe 43, sorti en 2017]. Il a intégré avec grande facilité ce type de travail alors que pour nous, plus anciens, la mise en chantier d’un tel sujet restait périlleuse. Il est allé très vite.
Ce sont des acteurs-actrice aux qualités complémentaires et de personnalités très différentes. Au plateau, chacun à sa manière et par ses actions, a amplifié les résonnances de ce sujet lors du travail. C’est aussi un panel de gens d’âges et de parcours différents. C’est une très belle équipe, je me suis bien entouré.


Y a-t-il des choses qui ont surgi dans le travail auxquelles tu ne t’attendais pas ?


Je pourrais te répondre : oui, tout le temps. Et heureusement. Il y a eu sans cesse des découvertes, des évolutions.
Ce qui a changé notamment a été notre périmètre de recherche. Au départ, l’idée était de se concentrer uniquement sur la période de la campagne de Cortés, de 1519 à 1521, mais en tirant un fil, surgissent d’autres choses, tout est lié. Au final, la période que nous traitons s’étend au-delà. Ce sont les écrits de Bernardino de Sahagún qui ont ouvert en premier de nouvelles pistes. C’est un prêtre franciscain espagnol qui a passé vingt ans de sa vie à collecter, comme un anthropologue, auprès des anciens Indiens, leurs façons de vivre et leurs croyances passées et survivantes... Dans son livre magistral, Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne [éditions Hachette Livre BNF, 2013], il raconte aussi la Conquête du point de vue des survivants et ce qui s’est passé après 1521. C’est une source exceptionnelle, hélas indisponible dans sa totalité. Dans le spectacle, on entend plusieurs textes aztèques. L’un d’entre eux est un poème du Roi Nezahualcoyotl [1402-1472]. J’ignorais qu’il existait une littérature d’une telle qualité. D’autre sont des extraits de textes traditionnels qui étaient dits à l’occasion d’événements familiaux − par exemple une adresse du père à son fils qui va se marier. Certains sont accessibles par un ouvrage précieux intitulé Témoignages de l’ancienne parole [textes traduits du nahuatl par Jacqueline de Durand-Forest, éditions La Différence, 1991].
Il nous est apparu indispensable qu’on entende la singularité et la très grande beauté de cette littérature que personne ne connaît. Nous avons tous été troublés par cette découverte.


Tous tes spectacles traitent de sujets hautement politiques : l’anéantissement d’Hiroshima, la situation de crise de la Grèce, la place du nucléaire en France et dans le monde... Avec BIFACE, souhaites-tu parler de la colonisation du Mexique et de la destruction d’une civilisation ? Tu as évoqué notamment la destruction de Mexico...


Le mot « Conquête » contient évidemment le désastre colonial. En ce qui concerne Mexico, les Espagnols ont démoli ou incendié toutes ses maisons, comblé ses canaux... Ils ont tout détruit. C’était une ville que Cortés avait trouvée magnifique, sa découverte avait été totalement inattendue. Située dans un endroit somptueux, Mexico était alors bâtie sur un lac, une cité « flottante » comme Venise, une ville soigneusement organisée, bien plus propre que les cités espagnoles de l’époque. On estime sa population d’alors à 200 000 personnes. C’est donc une des plus grandes métropoles du monde d’alors que Cortés va assiéger puis raser lors d’une campagne qui va durer environ deux mois.
Il n’en reste rien. Les Espagnols ont utilisé les pierres des monuments sacrés pour construire des maisons, des bâtiments administratifs, des églises. Ils ont reconstruit une nouvelle ville sur le site-même, justement pour en effacer le souvenir. Cet acte nous rappelle le sort d’Hiroshima anéantie qui a subi un même destin de ses agresseurs, les effets attendus étant hélas identiques : la disparition des preuves de l’horreur et l’impossibilité de se représenter l’état antérieur du lieu.
Hugh Thomas, un historien britannique, s’est penché sur ces événements. Dans son livre [La Conquête du Mexique, éditions Bouquins, 2011], il relate certaines actions des Espagnols et à ce sujet il évoque un parallèle avec la volonté farouche d’extermination et d’anéantissement des nazis ; cette façon de chosifier l’ennemi qui toujours refait surface quand la situation historique tourne mal. Il est juste aujourd’hui de dénoncer ces actions.
Pourtant, nous avons essayé d’approcher Cortés et ses proches en examinant ce qui chez eux nous représente quand même.
Dans les faits les plus horribles de la colonisation, ce sont bien nos semblables qui ont trempé dans toutes ces violences. Dans ces séquences abominables de l’Histoire, c’est le fond humain qui remonte. Et il faut l’accepter, en tout cas on ne peut pas y ajouter le déni. Dans les écrits de Cortés cohabitent des passages horribles et des séquences de pure fascination quant à ses rencontres. Il faut recevoir le tout et, dans le travail, éviter une posture, un jugement définitif. J’essaie de préserver cette option jusqu’au moment où le public va à son tour faire face à ces événements et se former une idée. On laisse aux deux parties une chance de nous parler − sachant par ailleurs que les Aztèques ont aussi commis des crimes de guerre répétés envers leurs voisins. Donc il y a cette part humaine sombre qui existe et que nous présentons ici. Et il y a l’émerveillement qui a existé, de part et d’autre, le caractère presque «fantastique», surnaturel de cette rencontre. Il ne faut rien occulter de la complexité puisqu’elle est toujours là.


  • Bruno Meyssat
  • Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TNS, le 24 mars 2021
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