: L’Art et la vie
Je voyage dans un pays invisible.
Voyez! Je marche: je reviens de la datcha et je retourne à la ville.
Le soleil se couche, et je marche vers l’est. J’accomplis un double
périple. Le premier est observable par tous: le passant de rencontre
voit un homme qui chemine par des lieux verdoyants et déserts.
Mais qu’arrive-t-il à cet homme qui chemine paisiblement? Il voit son
ombre au devant de lui ; l’ombre s’étire très loin et se meut sur la
terre; elle a de longues jambes pâles.
Je coupe par un terrain vague, l’ombre s’élève le long d’un mur de briques et soudain perd la tête.
Cela, le passant ne le voit pas, je suis seul à le voir. Je m’engage dans le corridor qui se forme entre deux corps de bâtiments. Ce corridor est infiniment haut et empli d’ombre. Ici, la terre est argileuse, souple, comme dans un potager. Un chien abandonné court à ma rencontre, longeant le mur et déjà amorçant un écart. Nous nous croisons sans nous heurter.
Je me retourne. L’entrée du corridor, laissée en arrière, est nimbée de lumière. Là, sur le seuil, le chien est capturé, l’espace d’un instant, par une protubérance. Puis il resurgit, toujours courant, sur le terrain vague, et c’est seulement à présent que je puis déterminer sa couleur: rousse.
Tout ceci se passe au pays invisible, car dans le pays accessible à oeil commun, il se produit tout autre chose: juste un voyageur qui croise un chien, le soleil qui se couche, un terrain vague qui verdoie. Le pays invisible, c’est le pays de l’attention et de l’imagination. Le voyageur n’y est point tout seul !
Deux soeurs marchent à ses côtés et le conduisent par la main. Une
des soeurs s’appelle Attention, l’autre: Imagination.
Qu’est-ce à dire, par conséquent? Qu’à l’encontre de tous, à l’encontre de l’ordre et de la société, je crée un monde qui ne se
soumet à aucune loi, sinon celles fantomatiques, de mes sensations
personnelles? Qu’est-ce que cela signifie? Il y a deux mondes:
l’ancien et le nouveau, mais alors, qu’est−ce que ce monde? Un tiers
monde? Il y a deux voies; mais alors, qu’est−ce que cette tierce
route ?
Iouri Olecha
Le Noyau de cerise, in Nouvelles et récits, trad. Paul Lequesne, Éditions L’Âge d’Homme,
Lausanne, 1995, p. 49-50
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