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L’Homme inutile ou la Conspiration des sentiments

mise en scène Bernard Sobel

: Rêver autre chose que de futurs cauchemars

... pourquoi parles− tu de la dernière révolution? Il n’y a pas de dernière révolution, le nombre des révolutions est infini. La dernière, c’est pour les enfants: l’infini les effraie et il faut qu’ils dorment tranquilles la nuit... Eugène Zamiatine, Nous autres


Caïn et Abel au pays des soviets, Andreï et Ivan Babitchev, l’homme des temps nouveaux et celui des temps anciens, poursuivent en 1928 dans L’Homme inutile ou la Conspiration des sentiments la lutte fratricide qui fait la trame de L’Envie, le roman qui venait de rendre son auteur, Iouri Olecha, futur “raté” des lettres soviétiques, célèbre à trente ans.
Ils sont toujours accompagnés par Nicolas Kavalerov, l’éternel étudiant, velléitaire et alcoolique, “l’homme inutile”, frère du mendiant Zand, figure prémonitoire et ouvertement autobiographique d’Olecha.


Contemporain de Meyerhold, de Boris Barnett, de Malevitch, Olecha emprunte au cirque, au sport, au cinéma pour opposer, sur le mode burlesque et fantastique, Andreï Babitchev, “l’homme nouveau”, le destructeur des casseroles et des cuisines individuelles, le libérateur des ménagères soviétiques par l’invention de la cuisine universelle, à son frère Ivan, le chantre de l’individualisme, le messie du vieux monde. Au temps de l’homme-masse, de l’utile et du rationnel, Ivan prend la tête d’un complot pour une ultime et incandescente manifestation des passions anciennes : amour, haine, jalousie, fierté, pitié, ambition, lâcheté...


Derrière le burlesque fantastique d’une fable historiquement datée, au-delà de l’échec du socialisme réel et l’effondrement du bloc communiste, l’oeuvre d’Olecha, confession d’un enfant du siècle qui a vu pour la première fois dans l’histoire des hommes des peuples tenter de réaliser l’utopie d’un monde meilleur pour finir par donner naissance au meilleur des mondes, nous permet de jeter un autre regard sur notre aujourd’hui.


Le socialisme a échoué, le marché triomphe. Ironie de l’histoire, Mac Donald accomplit le rêve d’Andreï Babitchev, et SFR qui promet à ses clients des “jours absolument moi [1]”, ceux d’Ivan.
Ce qui, au début du XXe siècle, était encore de l’ordre de l’utopie, liberté individuelle et consommation de masse, cet objectif, le capitalisme, en Occident, l’a réalisé.
Les masses, nous dit-on, ne font plus l’histoire, sinon dans la mesure où elles consomment (quand et dans la mesure où elles le peuvent) ; et elles le doivent pour perpétuer le système. Le souci du collectif a disparu au profit d’un repli sur la cellule familiale refuge. La pensée de l’avenir n’existe plus que comme projet de carrière, les aspirations au mieux-être pour soi, ses enfants et, pourquoi pas, l’humanité, il convient d’y renoncer au nom du réalisme, de la globalisation et de la concurrence des pays émergents. Aujourd’hui, nous voyons grandir des enfants coupés du passé, ignorants de l’histoire et sans perspective d’avenir, sauf, dans le meilleur des cas, strictement individuel et matériel.


Le socialisme réel noyait l’individu dans le collectif, “le moi aujourd’hui s’est dissous dans le collectivisme technologique[2] ”.
Le capitalisme a accompli ce à quoi les sociétés totalitaires ont échoué: abolir la réserve, le quant-à-soi, le jardin secret; tout et chacun doit être transparent, le privé s’étale et s’expose sur la place et dans les lieux publics.


Le seul rêve, le seul but, le seul idéal proposé à l’humanité, hormis celui de manger à sa faim, d’être éduqué et soigné, ce qui est encore largement hors de portée pour des millions d’êtres humains, n’est, pour ceux qui ont dépassé ces exigences élémentaires, que celui de consommer, consommer toujours plus, pour faire tourner la machine et pouvoir consommer encore plus, consommer pour consommer, sans fin, et donc sans aucun espoir de satisfaction; dans un univers borné, un monde fini, aux ressources limitées.


Kavalerov-Olecha, héritier d’un passé dont son temps lui enjoint de faire “table rase” mais aussi d’une pensée utopique émancipatrice, était coincé entre son désir de participer au mouvement de l’histoire, et son scepticisme et ses craintes face à l’utopie sociale et anthropologique; entre sa volonté de croire en la perfectibilité des choses, du monde, de l’homme et la conscience aiguë de sa propre incapacité – qui deviendra refus – à faire du passé table rase, à éradiquer en lui le “vieil homme” et, “ingénieur des âmes”, contribuer à forger “l’homme nouveau”. Mais son hésitation angoissée et farcesque, son irrédentisme, sa lucidité hallucinée de poète, de voyant, nous aident à retrouver notre faculté de rêver autre chose que de futurs cauchemars.

Notes

[1] Campagne d’affichage dans le métro, janvier 2011.

[2] Marc Fumaroli dans l’émission “Répliques” d’Alain Finkielkraut, France-Culture, le 15 janvier 2011.

Michèle Raoul-Davis

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