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L’Homme inutile ou la Conspiration des sentiments

mise en scène Bernard Sobel

: Iouri Olecha par lui-même

(...) Tant pis si je ne termine pas les fragments que j’écris! J’écris quand même quelque chose! C’est tout de même une littérature, et, qui sait, unique, en ce sens qu’il se peut qu’un type psychologique comme moi, placé dans une époque historique comme celle que nous vivons, soit incapable d’écrire autrement. (...)


(...) Je suis un représentant de l’intelligentsia russe. C’est la Russie qui a créé ce néologisme. Partout ailleurs dans le monde, il y a des médecins, des ingénieurs, des écrivains, des hommes politiques. Notre spécialité à nous autres, c’est l’intelligentsia. Son représentant, c’est celui qui doute, qui souffre, qui se dédouble, qui prend sur lui la faute, qui se repend et qui sait exactement ce que signifient les mots d’exploits, de conscience, etc. Je rêve de cesser d’appartenir à cette confrérie. (...)


(...) Je commence à détester tout ce qui dans la littérature est du ressort des belles-lettres, de la fiction. Peut-être est-ce dû à la pure impuissance, à l’incapacité d’inventer. Possible. Et cela ne me chagrine pas trop. Je veux écrire un livre sur ma vie, que je juge remarquable ne serait-ce, tout d’abord, que parce que je suis né en 1899, à la frontière de deux siècles; en deuxième lieu, j’ai terminé mes études secondaires, autrement dit, je suis devenu un homme, l’année de la révolution; troisièmement, je suis un représentant de l’intelligentsia russe, l’héritier d’une culture dont le souffle est présent partout sur terre et que les constructeurs du nouveau monde jugent condamnée à périr. Je suis suspendu entre deux mondes. Cette situation véridique est si inhabituelle que sa simple description ne le cède en rien à la fiction. (...)


(...) Aux alentours de trente ans, en pleine fleur de la jeunesse, j’ai, comme tout le monde, arrêté définitivement les points de vue sur les hommes et la vie qui me semblaient les plus justes et les plus naturels. Mes conclusions pouvaient tout aussi bien appartenir à un lycéen qu’à un philosophe. Sur la bassesse humaine, l’égoïsme, la mesquinerie, la puissance de la lubricité, de la vanité et de la peur. J’ai vu que la révolution n’avait absolument pas changé les hommes. Le monde imaginé et le monde réel. Tout dépend de la façon dont on imagine le monde. Le monde de l’imaginaire communiste et l’homme qui périt pour ce monde. Et le monde imaginé est un art individualiste. La littérature a pris fin en 1931. Je me suis pris de passion pour l’alcool. (...)


Je ne serai plus écrivain. De toute évidence, dans mon corps vivait un artiste de génie que je n’ai pas pu soumettre à ma force vitale. C’est ma tragédie et, pour tout dire, elle m’a fait vivre une vie horrible... Je commençais à écrire sans avoir rien pensé à l’avance. Je me mettais à mon bureau que surmontait une pile de feuilles de papier, j’en prenais une, traçais une ou deux lignes que je barrais aussitôt. Je reprenais aussitôt le même début à quelques changements près et barrais à nouveau. Pour finir, la feuille entière se retrouvait raturée. À noter que je ne raturais pas de manière simple, c’était presque du dessin. Les lignes étaient joliment barrées, on avait l’impression que toutes les lignes vivantes se retrouvaient derrière une grille. La personne qui partageait ma vie contemplait ces pages en pleurant.


Iouri Olecha
Le Livre des adieux, trad. Marianne Gourg, Éditions du Rocher, Monaco, 2006

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