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4.48 Psychosis

+ d'infos sur le texte de Sarah Kane traduit par Séverine Magois
mise en scène Valérie Marinese

: Entretien avec Séverine Magois, traductrice

A-F. B. – On sent un grand amour des mots chez Sarah Kane… (…)


S. M. – Oui, au point qu'elle crée elle-même certains mots. Je pense à cet exemple extraordinaire au début de 4.48, où elle parle de l'hermaphrodite « who trusted hermself alone » – elle joue sur him, her, et le début du mot hermaphrodite… C’est intraduisible ! C’est comme une façon de dire, par l'invention même de l'écriture : qu’est-ce donc que cet état étrange où on est à la fois lui, elle, et hermaphrodite ? Est-ce qu’on peut l’être, est-ce qu’on peut l’être autrement que dans ou par le langage ? À un autre moment de 4.48, elle se livre avec les mots à un petit jeu dont Lewis Carroll était friand et qu’on appelle le « word golf » : passer d’un mot à un autre en changeant une seule lettre à chaque fois. Et on a : Capture / Rapture / Rupture. Littéralement : capture, ravissement, rupture. Comme si la rupture devait lexicalement, et donc nécessairement, suivre l’extase…


A-F. B. – Vous parlez de 4.48 comme d’un texte très composé et d’un grand raffinement poétique. Donc, pour vous, le travail d’écriture est complètement évident, ça n’a rien d’un texte lâché dans un délire… ? Certaines zones particulièrement absconses, les séries de chiffres par exemple, peuvent pourtant donner cette impression …


S. M. – C’est peut-être son plus beau texte. La langue est fulgurante. Rien que le tout premier monologue, une longue phrase en continu, sans aucune ponctuation, où le mot as revient sans cesse, avec en plus des glissements de sens, est splendide. Pour ce qui est des chiffres, un critique anglais m’a expliqué que Kane reproduisait ici les tests qu’on fait faire aux patients en hôpital psychiatrique. On les fait compter à rebours pour mesurer leur capacité de concentration. Dans le texte, les séries de chiffres apparaissent deux fois : quand ils sont complètement en désordre, explosés sur la page, c’est qu’elle n’y arrive pas du tout. Quand, plus tard, ils figurent en colonne, déclinés de 7 en 7, sans la moindre erreur, c’est qu’elle est alors en mesure de se concentrer. Elle fait un peu subir le même sort aux mots, plus ou moins éclatés sur la page. D'ailleurs, comment jouer cela ? Comment traduire sur scène cette mise en page à laquelle Sarah Kane tenait beaucoup, cette mise en espace de la parole sur la page même ?


(...)


A-F. B. – Je trouve vraiment important que vous souligniez ainsi l’intensité du travail poétique de Sarah Kane, parce que pour nous, habitués que nous sommes à un théâtre français qui met en scène la langue avec une certaine ostentation, ce laconisme peut créer un malentendu. On peut facilement penser qu’au fond la langue de Kane est brute, qu’elle est réaliste, banale, ou pire, à la limite du sitcom. (…)


S. M. – Mais ce n'est pourtant pas du tout une langue réaliste… De temps en temps, et sur certaines répliques, oui. Mais Kane change sans cesse de registre, elle n'hésite pas à conjuguer le trivial – voire l'obscène – et le poétique, elle fragmente et morcelle la langue, elle bouscule ou réinvente la grammaire… L'écriture est tellement précise, ciselée, incisive, inventive, scandée… qu'on est loin, bien loin il me semble, du réalisme et du quotidien.


A-F. B. – À vous entendre, on se dit que 4.48 va permettre, par sa poésie, un retour différent au reste de l’oeuvre. Mais c’est aussi un texte très dur…


S. M. – Ma première réaction a été assez hostile. J'avais le sentiment de me trouver face à une espèce de confession impudique. Je me suis même dit : si on ne savait pas que c'était un texte de Sarah Kane, comment recevrait-on tel "déballage"… Mais en lisant et relisant la pièce, je l'ai vraiment reçue comme un morceau de grande littérature, de grande écriture. Toutes ses pièces sont très écrites, mais il y a un tournant très net avec Crave, et elle est allée encore plus loin avec 4.48. On y trouve des fulgurances de langage magnifiques. C’est lumineux, parfois, ce qu’elle fait. En travaillant, je me suis aussi rendu compte du cheminement incroyable de ce texte, du voyage qu’elle nous fait faire, avec elle, dans sa maladie. (…) Le texte ne traduisait pas non plus une résignation, plutôt une forme d’acceptation , presque sereine : voilà ce que je vais faire maintenant. La pièce se termine d'ailleurs sur cette réplique étonnante, que je dirais tout à la fois triomphale et apaisée : « Open the curtains. » (Ouvrez les rideaux.) Troublant tout de même que la dernière réplique de sa dernière pièce exprime, en toute simplicité, une telle ouverture. On peut peut-être y lire aussi une métaphore théâtrale, mais pas forcément.


Extraits des propos recueillis par Anne-Françoise Benhamou – Paris, 21 janvier 2002

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