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Soupçons

mise en scène Dorian Rossel

: L'adaptation théâtrale

par Carine Corajoud

En abordant le film de Jean-Xavier de Lestrade, la compagnie STT poursuit sa recherche autour de textes non théâtraux. Travailler sur des langages qui ne sont pas pensés pour la scène oblige à réfléchir sur la particularité de chaque médium.
Les séquences cinématographiques, la durée du film (6h.), les témoignages et les commentaires sur l’affaire sont des obstacles à la théâtralité. Nous procédons donc à une adaptation, qui rend passionnante la confrontation entre l’écriture du cinéma et celle du théâtre. Cet te matière unique à explorer questionne notre propre pratique et nous pousse à trouver des solutions scéniques spécifiques, sans réponse préalable.


Deux visions du monde


Bien que « réels », les faits rapportés dans le procès apparaissent progressivement comme une construction, dont la vérité échappe à mesure que le film avance. Où cesse la réalité, où commence la fiction ? A la fin du procès, la vérité sur le drame n’a pas été établie. Pour émettre son jugement, le jury t ranche donc, non pas selon des preuves tangibles, mais selon deux versions opposées d’une même histoire.


Si l’accusation attaque l’inculpé sur ses moeurs, la défense, quant à elle, fonde sa théorie sur des explications scientifiques et minimise l’impact émotionnel. D’un côté, un procureur élu par les édiles de Caroline du Nord touche la fibre sensible des jurés, alors que l’avocat de Peterson continue d’étayer méthodiquement ses preuves et s’appuie sur l’idée de doute raisonnable. Au-delà du fait divers, Soupçons fait s’affronter deux visions du monde et deux discours, l’un fondé sur la croyance et l’autre sur la raison. Une collaboratrice de la défense, procédant à une autocritique, l’avoue elle-même :


« Quelqu'un à la télévision a dit que la défense n'avait pas injecté un seul moment d'émotion. On ne parle que de science, alors que deux femmes sont mortes. C'est un problème. » (épisode 7)


De fragiles certitudes


Quel regard porte-t -on sur son prochain et sur soi-même, quelles représentations, quels stéréotypes ? Comment construisons-nous l’identité sociale et médiatique d’un individu ? C'est la part de fiction dans notre vie que nous interrogeons dans Soupçons, les rôles sociaux que nous jouons, la construction de notre identité, ainsi que la force des préjugés dans le jugement de l’autre. Dans le cas de Peterson, l’image de la famille heureuse, riche, célèbre et honnête bascule, du jour au lendemain, dans le scandale, le déclassement, la prison et la mort.


Lorsqu’on ne connaît pas la vérité sur les faits, nous laissons place aux interprétations. Et l’identité de l’accusé, à mesure que les discours sur son cas se superposent à sa personnalité, devient de plus en plus indéchiffrable, à tel point qu’il ne se reconnaît plus lui -même, comme il le dit à la fin du procès :


« Un des commentaires les plus ét ranges, et pour tant c'est vrai , est ce que ma belle-soeur a dit à la barre. Elle a dit : “Je ne sais pas qui est ce Michael Peterson”. Je ne sais pas non plus qui était cette personne qui a été jugée. J'ai entendu des choses étranges, des tas d'histoires... Des choses incroyables. Moi non plus, je ne sais pas qui est cette personne. Mais ce n'est pas moi. Ça, je le sais. Je suis qui je suis et je peux vivre avec ça. » (épisode 8)


Traiter la réalité par la fiction


L’adaptation pour la scène insiste sur ces éléments. Par un travail de réécriture à partir des dialogues du film, nous ne cherchons pas reproduire fidèlement la réalité, mais nous voulons parler de cet ébranlement des certitudes :


Dans une première partie, nous met tons face à face les discours des différentes parties, comme autant de points de vue opposés sur l ’affaire : la famille Peterson face à la famille de la victime, la défense face à l’accusation, la télévision face au réalisateur du film, qui captent tous deux l’affaire par l’image, l’un sous l’angle médiatique et l’autre sous l’angle cinématographique. Les noms des lieux et des personnes sont modifiés, pour créer une distance avec le fait divers réel.


Dans un second temps, les éléments factuels de l’enquête sont disséqués par la défense, qui est rapidement mise à mal par des éléments compromettants auxquels elle doit faire face. L’avocat de la défense se confronte à un juge partial, à des médias qui traquent le sensationnel et déforment la vérité, à des procédures policières peu justifiables, comme l’exhumation d’un corps pour procéder à une nouvelle autopsie alors que l’affaire avait été classée de nombreuses années auparavant (1).


Enfin, dans un troisième temps, nous retraçons le procès, comme une mise en scène de la lut te entre les deux parties, où la victoire compte désormais plus que la vérité. Ici, les témoins de chaque camp défilent , qui construisent eux aussi la fable à leur manière, en posant leur propre regard sur les faits.


« L'enjeu de l'affaire, désormais, ce n'est plus Kathleen. Le procureur doit gagner, voilà tout . Par tous les moyens. Et de la même façon, mes avocats veulent gagner. La vérité, elle est aux oubliettes. El le n'a plus d' importance. Tout ça est devenu du spectacle. » Michael Peterson (épisode 4)


L'adaptation d'un film documentaire au théâtre permet d'interroger le rapport entre la réalité et la fiction : le passage à la scène, dans « l'ici et le maintenant » de la représentation, ne peut pas produire le même « effet de réel » que le genre documentaire. Par contre, il est une prise de parole devant des spectateurs. Les discours multiples sur le monde ne sont-ils pas déjà une façon de façonner le réel, de se raconter nos vies ?


(1) 17 ans avant l'affaire montrée dans le documentaire, une amie proche de Peterson avait, en effet, également été retrouvée sans vie au bas d'un escalier.

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