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Fabbrica

+ d'infos sur le texte de Ascanio Celestini traduit par Kathleen Dulac
mise en scène Pietro Pizzuti

: Confidences d'acteur

En Italie, se développe aujourd'hui une génération de jeunes auteurs qui apportent un renouveau de l'écriture théâtrale dans un paysage qui jusqu'ici, accordait une place majoritaire au théâtre traditionnel ou au contraire très avant-gardiste. On doit en partie ces nouvelles formes d'écriture au fait que ces auteurs sont aussi pour la plupart acteurs et metteurs en scène c'est-à-dire des hommes de théâtre comme l'étaient Shakespeare ou Molière. Je me réjouis de ce phénomène d'autant plus qu'il intervient dans un art reconnu mineur en Italie, à côté de l'opéra, de la danse ou du cinéma considérés comme des arts majeurs.


Ascanio Celestini, théâtralisant le réalisme industriel du XXe siècle, compte parmi ces auteurs. Malgré la distance qui sépare l'univers théâtral de celui de l'usine, il ose porter la fabbrica (l'usine) sur la scène dans un traitement très "italien" qui consiste à confronter le réalisme au rêve. Enjeu théâtral par excellence. Je n'ai pas souvenir d'avoir déjà entendu cette parole-là au théâtre hormis peut-être dans une forme de théâtre action. Ici, c'est tout autre chose. Ascanio Celestini a mené un réel travail d'anthropologue en écoutant les témoignages d'ouvriers dans plusieurs régions de l'Italie. De cette écoute et de ces rencontres, il ne restitue pas la réalité toute crue; il la transfigure pour créer une véritable œuvre poétique jusqu'à nous faire douter de la réalité-même de la fabbrica qui devient presque un rêve, un spectre d'elle-même.


Celestini amène le spectateur à regarder par le petit bout de l'entonnoir faisant d'une histoire individuelle (celle de l'ouvrier narrateur), une histoire de l'humanité. Cette histoire de l'industrie italienne, c'est aussi celle que connaît l'Europe tout entière depuis l'époque la plus glorieuse de l'usine avec ses ouvriers hauts de 10 mètres dont on saluait la force et la grandeur, puis des ouvriers spécialisés qui allaient travailler à la fabbrica comme l'artisan travaillait dans sa boutique et dont on louait les qualités jusqu'à la période des usines qu'on délocalise, des usines vidées de leurs ouvriers et dont il ne reste plus que le squelette.


La particularité du texte d'Ascanio Celestini mais aussi sa force, c'est l'absence de silence. On est pris dans une spirale de la parole qui n'en finit pas, qui tourne et revient pour engendrer d'autres cercles, qui reprend des parties du cercle précédent pour repartir autrement comme le font les ronds dans l'eau. La réalité de l'usine se nourrit dès lors d'histoires parallèles qui appartiennent à la culture populaire: femme étrange, enfant caché, homme disparu, secrets. Qu'elles soient italiennes, belges, françaises,… ces histoires issues de la tradition orale représentent le creuset, "le fumier primaire", dans lequel notre civilisation a grandi. Je pense qu'il est commun à tout le monde. Ascanio Celestini s'amuse à mélanger repères réels de l'histoire avec le rêve, nourrissant son texte de contradictions, de versions différentes, jouant du vrai et du faux. Dans "Fabbrica", c'est la parole qui compte avant tout, une parole en direct: on parle pour ne pas mourir, on parle pour se souvenir, on parle pour témoigner de quelque chose. Si nous perdons le témoignage, la parole de ces hommes et de ces femmes, c'est une partie de notre patrimoine qui est perdue à tout jamais. Ce serait une tragédie.


J'ai fait partie de la vie de ces hommes et de ces femmes qui ont participé à l'histoire de l'usine. L'école m'a toujours profondément ennuyé. J'y ai peu traîné! De 17 à 21 ans, j'ai travaillé à l'usine "Boch Frères" qui n'existe plus maintenant. Pendant 4 ans, j'ai côtoyé le monde ouvrier, j'ai connu la fabbrica de l'intérieur. J'ai vécu la tragi-comédie du monde ouvrier. Avant moi, mon père, mort de la silicose, a travaillé dans les mines. Je garde encore des souvenirs de lui rentrant à la maison avec le visage noir. Ma mère a travaillé dans la même usine que moi, à la chaîne. Elle "encastait" des assiettes dans des appareils spéciaux. Mon frère y travaillait aussi. Ce sont des gens qui n'ont pas témoigné; ils n'avaient pas les armes pour le faire. Au travers de cette pièce, j'ai envie de parler pour mon père, de parler pour ma mère. Ce n'est pas du sentimentalisme; c'est une manière de rappeler à notre mémoire la réalité de ces personnes qui ont fait la richesse d'un pays et ont contribué à sa prospérité.


Je n'ai pas connu les étapes de la "Fabbrica" d'Ascanio Celestini, je suis arrivé à un moment de l'histoire où le manque de travail conduisait au chômage technique. J'ai vécu dans ce milieu au moment du changement, au moment le moins prospère. Je n'ai finalement connu que l'ère des estropiés où les ouvriers n'étaient pas considérés, pas respectés et représentaient le bas de gamme de la société.


L'usine c'est un monde fermé, l'usine c'est presque l'être humain, avec une tête et un corps. C'est un monde à part entière, dont l'organisation dépasse le cadre professionnel pour s'étendre à un mode de vie. Mais l'usine est aussi un symbole. Dans certains endroits, des sites industriels sont classés, ce qui est éminemment important parce que c'est notre patrimoine. Dans l'usine où je travaillais, il y avait des fours du XIXe siècle, j'espère qu'ils ont été conservés parce qu'ils sont le témoin d'une époque glorieuse. C'est un peu folklorique maintenant mais ça parle de nos grands-pères et de nos grands-mères.


Aujourd'hui, le monde a changé et cette réalité-là est plutôt honteuse. Où allons-nous? Que faisons-nous de cette société en mutation? La pièce qui retrace trois époques révolues de notre histoire, nous confronte à l'aube du XXIe siècle, à un vrai problème, à une grande cassure et à une crise identitaire. On le constate dans les sommets du G8 et avec les altermondialistes. Aujourd'hui, les dirigeants des pays les plus industrialisés sont derrière des fils barbelés avec des hélicoptères et des policiers qui quadrillent. Ils sont dans une forteresse complètement coupés du monde ouvrier, coupés de la population. La pièce d'Ascanio Celestini amène cette réflexion: on fait la fabbrica sans les ouvriers mais j'ai l'impression qu'on est en train de construire l'Europe, de façonner le monde sans les êtres humains qui l'habitent. La "base" existe et elle est importante. C'est avec elle qu'on construit si on ne veut pas qu'il y ait un rejet. Sans apporter de réponse et par une démarche qui consiste à interroger l'histoire du passé, l'auteur nous donne l'occasion de nous interroger sur notre présent, l'ici et le maintenant. C'est le travail du poète.


En 25 ans de travail théâtral, cette fable livrée dans un ultime souffle, ne ressemble à aucune autre expérience théâtrale qu'il m'ait été donné de vivre. Elle me donne l'occasion d'oser la simplicité d'une parole nécessaire.


Texte établi par Muriel Lejuste à partir d'une interview d'Angelo Bison

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