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Thyeste et le théâtre romain : Pleurer ensemble

par Florence Dupont

Thyeste à Avignon en 2018 par Thomas Jolly

Atrée est-il Sadam Hussein ? Kadhafi ? Bachar El Hassad ? Poutine ? et Thyeste le peuple irakien, libyen, syrien ? Est-il Néron ? Il suffit de formuler la question pour en comprendre immédiatement l’inanité. Thyeste n’est pas une tragédie bien pensante. Thyeste n’est pas la victime innocente de son frère, il n’y a pas le bon et le méchant. Thyeste est seulement le perdant dans un affrontement entre deux monstres. Comme lui dit son frère Atrée à la fin de la pièce, s’il est désespéré c’est moins d’avoir mangé ses enfants que de n’avoir pas songé faire manger ses enfants à son frère. Après tout il avait déjà volé le bélier sacré qui désignait son frère comme le roi légitime et séduit sa femme.

À Avignon ce mois de juillet, les journalistes[1] exigeaient du sens et encore du sens : il faut qu’une tragédie antique ait une signification politique, sinon où va-t-on ? La mise en scène du Thyeste de Sénèque à Avignon en 2018 les aura laissé sans voix. D’où une certaine mauvaise humeur chez quelques uns, reprochant à Thomas Jolly de « nous laisser sans réponse face à cette question : quelle est la résonance de ce texte sanguinaire et atroce qui porte autant sur les affres de la gémellité que sur le principe juridique de proportionnalité ? Où est aujourd’hui Atrée ? » (Libération 8 juillet 2018). L’Humanité n’est pas en reste : « La mise en scène de Thomas Jolly illustre Sénèque sans jamais parvenir à transcender le texte, sans jamais laisser entendre son point de vue… Le plus étrange, dans cette affaire, c’est le choix de monter Thyeste, qui dévoile une fascination pour la violence… sans jamais mettre de distance, sans jamais la dénoncer ». Tout est dit. Il faut « transcender le texte », c’est-à-dire lui faire dire autre chose, lui donner une portée symbolique afin de faire passer un message politique banal et universel : la violence est mauvaise. Pour protester contre cette mise en scène de Thomas Jolly, le journaliste s’appuie sur une affirmation gratuite mais pour lui évidente : « Les dieux laissent faire. Sénèque suggérant que les intérêts politiques l’emportent sur la parole divine ». Bref Thomas Jolly aurait trahi Sénèque.






Du coup ces journalistes dépités détournent la splendeur et la force du spectacle de Thomas Jolly, en parlant de « barnum, « feu d’artifice permanent » « d'émission télé style Koh-Lanta », « d’un opéra gore », « d’un spectacle tapageur ». Bref au lieu de s’installer dans l’universalité des grands problèmes de l’humanité le Thyeste de Thomas Jolly serait « mode ». On a envie de leur répondre « Et pourquoi pas ? Qu’en savez-vous de la tragédie romaine ? De la tragédie antique, n’étaient-elles pas « mode » ? Certes Thomas Jolly a fait s’entrecroiser différentes techniques spectaculaires venant du théâtre traditionnel, du cinéma, de la vidéo, du rap, des séries télévisées, de la Science fiction et de l’opéra. Mais Sénèque insérait probablement des séquences de pantomime, - le genre à la mode au 1er s ap JC - dans ses tragédies. On peut penser par exemple que le canticum (séquence dansée et chantée) de Thyeste ivre à la fin de la pièce (scène 8, 920-969) relevait de la pantomime. De Platon à saint Augustin, les Grecs et et les Romains affirment que si l’on va au théâtre assister à des spectacles tragiques, toujours, au moins en partie, chantés c’est pour pleurer ensemble sur des crimes et des deuils imaginaires et surréels. Les musiques douloureuses ou triomphales qui scandaient les tragédies, ou les pantomimes tragiques faisaient fusionner les foules de spectateurs à Athènes, à Rome, à Arles ou à Carthage. Augustin déplorait que les passions tragiques fussent sans vertu pédagogique sans valeur philosophique ou morale. Il ne faudrait pas, dit-il, compatir aux amours malheureuses de Didon mais prendre en pitié cette âme en perdition. En d’autres termes la recherche du sens ne menait pas au théâtre.


Le théâtre antique, concours musicaux d’Athènes ou jeux scéniques romains, est un rituel religieux et social qui crée un consensus social sur les gradins, le temps de la fête. Ce consensus naît du partage de passions élémentaires comme par exemple la haine et la peur du tyran, la pitié pour les enfants sacrifiés. Mais ces passions sont des fictions. Le tyran comme le sacrifice humain appartiennent certes à l’imaginaire antique, mais ce sont des figures qui n’ont de réalité que les sentiments extrêmes qu’ils suscitent. Pour les Anciens Atrée n’appartient qu’à la poésie, il ne représente personne ni aucun personnage historique, pas plus que Médée ou Œdipe. En revanche un orateur ou un philosophe peut utiliser la figure d’Atrée pour stigmatiser un être humain réel. Sénèque lui-même, après Cicéron, en donne l’exemple en citant le poète romain tragique Accius. Il rapporte et commente dans son traité sur la Colère (De ira, I, 20, 4-5) cette réplique d’Atrée, l’iratus Atreus, dont il fait la devise des tyrans « 'oderint, dum metuant ». « Qu’importe qu’ils me haïssent » et déplore que des hommes puissent reprendre cette formule et d’autres y voir de la grandeur. Ce n’est pas de la grandeur mais de la monstruosité (immanitas). Lui-même attribue à Atrée des formules semblables qui font écho au vers d’Accius (Thyeste :205-207) et destinées à faire frémir le public d’admiration horrifiée.


  • Atreus:
  • Maximum hoc regni bonum est,
  • quod facta domini cogitur populus sui
  • tam ferre quam laudare.
  • Satelles :
  • Quos cogit metus
  • laudare, eosdem reddit inimicos metus.
  • Atrée :
  • « Voici pourquoi le pouvoir royal est un bien souverain
  • Le peuple est soumis par la force
  • Obligé de supporter tout ce que fait son maître
  • Obligé même de l’acclamer
  • Le courtisan :
  • La soumission et la peur le font applaudir
  • Mais la soumission et la peur le font haïr »

Cet exemple montre comment se fabrique un tyran de théâtre, non par la représentation d’un tyran réel, que ce soit Sylla, contemporain d’Accius ou Néron, mais au contraire, par le paradoxe. Nous dirions aujourd’hui que les héros tragiques sont contre-intuitifs. On ne les rencontre nulle part ailleurs qu’au théâtre. Autrement dit, les monstres de Sénèque, comme tous les personnages de tragiques qu’ils soient terribles ou pitoyables, ou les deux à la fois, sont des constructions scéniques, ils sont au-delà de l’humanité. A-t-on jamais vu un homme enceint de ses fils après les avoir dévorés ? Certes il est affreux de manger la viande de ses enfants, mais l’horreur se limite à de la boucherie. La terreur d’un père qui sent bouger ses enfants dans son ventre, sachant qu’il ne peut s’en débarrasser qu’en se tuant et eux avec, ne relève plus d’un réalisme facilement risible. L’épouvante qui s’empare de Thyeste et le torture pour l’éternité relève uniquement de la parole scénique. C’est vrai parce qu‘il le dit, non parce que le public le voit.


Face à lui, la jouissance d’Atrée elle aussi sans fin ne peut se réaliser que dans la parole. Il y a dans la cruauté et la haine quelque chose de vivifiant. La haine gonfle le cœur et se rassie de sa violence, mais l’acte violent ne dure qu’un temps. La mort de l’ennemi est un échec. Cependant Atrée réussit à rendre éternelle sa violence contre Thyeste, car le théâtre peut arrêter le temps et même l’inverser. Atrée retrouve sa légitimité en annulant la trahison de son frère par son crime il peut dire (885-887) :


  • Aequalis astris gradior et cunctos super
  • altum superbo uertice attingens polum.
  • nunc decora regni teneo, nunc solium patris.
  • « Je suis l’égal du Soleil
  • Je m’élève sublime et tyrannique
  • Au dessus des hommes
  • Ma tête touche à la voûte céleste
  • Aujourd’hui
  • Aujourd’hui seulement
  • Je possède les honneurs royaux
  • Aujourd’hui
  • J’entre en possession de mon héritage
  • Je monte sur le trône de mon père. »

Le temps de la performance, la tragédie antique peut créer l’impossible, au-delà du réel puisqu’elle ne le représente pas. Ne le représentant pas, elle ne porte pas de jugement, elle ne prend pas de distance.


Rares sont ceux qui comme la journaliste du Monde (Brigitte Salino) acceptent un théâtre qui n’a d’autre but que lui-même. Elle écrit « il vaut mieux écarter la question de pourquoi la barbarie advient, pour ne retenir que celle de comment elle advient ». Le pourquoi rassure, pas le comment. « Avec ce metteur en scène, ce qui compte avant tout, c’est l’élan général, une croyance simple en la force des mots, …ce qui, dans le cas de Thyeste, revient à se laisser transpercer, sans chercher de raison là où il n’y en a pas, sinon dans le fait d’être ensemble et de compatir à un destin horrible. Il s’agit au fond de magnifier une forme de la tragédie, ses folies, ses splendeurs, ses excès et ses pleurs, qui n’ont rien à voir avec le théâtre habituel – s’il en existe un : ils sortent comme des suées, le corps pense avant la tête. » C’était bien le projet de Thomas Jolly qui dit dans une interview à la philosophe, Catherine Robert, pour La Terrasse : « Tout l’enjeu de la pièce est de faire comprendre qu’il n’y a pas un gentil contre un méchant. Il faut créer cet équilibre des forces entre deux frères qui restent dans les ténèbres et nous y maintiennent également. La tragédie nous laisse repartir avec ce problème, avec cette question sans réponse, car il y a des choses qui restent inextinguibles. Ce théâtre n’est ni politique, ni philosophique, ni moralisateur, ni pédagogique. Il est purement empathique. Il est le théâtre du consensus passionnel. Il s’agit de pleurer ensemble. Cette empathie est au cœur du théâtre et j’ai envie de poser devant les spectateurs cette impasse tragique qui nous amène à pleurer ensemble.


Rien ne nous empêche aujourd’hui de projeter si nous le voulons, des images du Thyeste sur notre monde contemporain. Ce que fait peut-être Thomas Jolly, à la fin de la pièce quand il réunit un immense chorale d’enfants pour chanter sur une musique sublime de Clément Murguet, le dernier chœur de la pièce (789-884)) qui annonce la fin du monde détruit par les hommes. On peut penser au désastre écologique que nous commençons à vivre. Mais rien de moins contemporain que les deux derniers vers qui exhortent les hommes à s’y résigner


  • uitae est auidus quisquis non uult
  • mundo secum pereunte mori.
  • « Il est trop avare de sa vie
  • Celui qui prétend survivre à la mort du monde »

Décidément il est difficile de faire parler Sénèque à notre place

Notes

[1] On pourra consulter les articles de presse référencés dans la page du spectacle sur theatre-contemporain.

Florence Dupont


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