theatre-contemporain.net artcena.fr

Couverture de Nous, les héros (version sans le père)

Nous, les héros (version sans le père)

de Jean-Luc Lagarce


Nous, les héros (version sans le père) : Origine du nom des personnages (version sans le Père)

Extrait de l'article de Patrick Le Bœuf dans « Problématiques d'une œuvre »

Tous les noms qui apparaissent dans Nous‚ les héros‚ même de manière occasionnelle‚ proviennent de l’univers de Kafka – mais pas uniquement du Journal : romans et nouvelles de Kafka sont également sollicités par Lagarce.



Joséphine


Joséphine est le prénom de l’héroïne éponyme d’une nouvelle écrite par Kafka en mars 1924‚ et intitulée Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris (1). La Joséphine de la nouvelle se prend pour une artiste et est considérée comme telle par les autres souris. Il y a toutefois lieu de douter de la réalité de ses talents artistiques : elle ne sait en fait que couiner exactement comme le font toutes les autres souris. Son art ne réside que dans la seule affirmation qu’il s’agit d’un art : dire « je suis artiste » équivaut‚ chez le peuple des souris‚ à être artiste‚ et n’appelle pas d’autre justification. De même‚ la Joséphine de Nous‚ les héros n’atteint au statut de comédienne qu’en demeurant pétrifiée sur la scène‚ simple figurante que l’on pourrait remplacer par une statue :


JOSÉPHINE. – Moi ? Je ne fais rien. Je ne bouge pas‚ j’écoute‚ je ne bouge pas (...)‚ je fais ce qu’on m’a dit‚ je reste immobile‚ paralysée.


Sa mère affirme que cela suffit pour faire d’elle une actrice comique‚ mais cette affirmation ne convainc pas Monsieur et Madame Tschissik‚ pour qui l’art véritable demande plus de travail.
La description physique que Kafka donne de sa Joséphine peut fournir du matériau au metteur en scène de Nous‚ les héros et à la comédienne qui interprète Joséphine. Il ne s’agit pas de reproduire sur scène la Joséphine imaginée par Kafka‚ mais de trouver‚ par exemple dans le passage suivant‚ une source d’inspiration pour des attitudes corporelles‚ des gestes‚ de possibles manières d’être de la Joséphine de Nous‚ les héros :


Quand elle veut commencer‚ dans un effort visiblement suprême‚ lasse‚ les bras non pas déployés comme toujours‚ mais pendant sans vie le long du corps – son geste fait toujours penser qu’ils sont peut-être un peu trop courts –‚ quand elle veut commencer ainsi‚ elle s’aperçoit une fois de plus qu’elle n’y est réellement pas‚ sa tête l’indique d’un sursaut involontaire... Joséphine s’effondre à nos yeux.


Deux didascalies de Jean-Luc Lagarce font clairement écho à un passage de la nouvelle de Kafka. Ces didascalies sont exactement symétriques‚ et prennent place vers le début et vers la fin de la pièce : peu de temps après le lever de rideau‚ la pauvre Joséphine est jetée en pâture aux regards des autres personnages : « Ils la regardent tous‚ longuement et en effet‚ involontairement‚ il faut bien l’admettre‚ elle est risible. » De nouveau‚ en fin de parcours‚ elle est la cible de tous les regards : « Ils la regardent tous‚ longuement et en effet‚ il faut bien l’admettre‚ tout le monde veut pleurer aussi. » Le peuple des souris‚ lui aussi‚ entretient une relation ambiguë avec l’envie de rire que suscite Joséphine la cantatrice :


(Le peuple) ne serait pas capable‚ par exemple‚ de rire d’elle. On peut bien se l’avouer‚ il y a chez Joséphine des choses qui en donneraient envie [(..) ; mais de Joséphine‚ nous ne rions pas ; (...) la pire méchanceté que les plus méchants d’entre nous puissent se permettre à l’égard de Joséphine est de dire parfois : « Rien que de la regarder‚ cela nous coupe le rire.»




Eduardowa


Le nom d’Eduardowa apparaît dès les premières pages du Journal de Kafka‚ à l’année 1910. Il s’agit d’Evguénia Platonovna Édouardova (1882-1960)‚ danseuse russe‚ membre des Ballets russes qui étaient en tournée à Prague en 1910. Kafka rêve qu’il lui demande de danser une czárdás‚ et qu’il l’interroge sur les fleurs qu’elle porte piquées dans sa ceinture. Puis il raconte qu’elle prend toujours le tramway accompagnée de deux violonistes dont la musique agrémente aussi le trajet des autres voyageurs. Enfin‚ il constate que la ballerine est beaucoup moins belle dans la vie réelle que sur scène. On trouve donc déjà dans le Journal de Kafka les aspects oniriques et fantasques de l’Eduardowa de Nous‚ les héros‚ et son goût pour la danse vient de la profession même de son modèle.
Dans le rêve que relate Kafka‚ elle lui dit : « Je suis une méchante‚ une mauvaise femme‚ n’est-ce pas ? » À quoi Kafka répond : « Oh non‚ pas cela. » (2) Lagarce reprend cet échange de répliques‚ transposé au masculin‚ entre Max et Raban : « Tu trouves‚ toi aussi‚ que je suis un méchant homme ? – Oh‚ non‚ pas cela. »
La description physique que donne Kafka de « la danseuse Eduardowa » est pleine d’ironie :


Ce teint blême‚ ces pommettes qui tendent la joue (...)‚ ce grand nez qui surgit comme d’un creux (...). Avec cette silhouette large à la taille prise haut dans des jupes surchargées de plis – à qui cela peut-il plaire ? – elle ressemble à l’une de mes tantes‚ une dame déjà âgée‚ beaucoup de vieilles tantes de beaucoup de gens ont cet air-là. Mais à part les pieds‚ qui sont fort bien‚ (...) il n’y a vraiment rien qui puisse susciter l’admiration‚ l’étonnement ou même le respect. Et de fait‚ j’ai bien souvent vu la Eduardowa traitée avec une indifférence impossible à dissimuler (...).


À cette dernière phrase fait peut-être écho la réflexion du Max de Nous‚ les héros au sujet d’Eduardowa : « Personne ne voudra peut-être jamais d’elle et cela‚ certainement‚ qui me séduit le plus profondément... »
J’ai montré à notre metteur en scène une photographie de « la vraie » Evguénia Platonovna Édouardova en costume folklorique‚ prenant la pose devant un décor campagnard de toile peinte – sans surprise‚ il a déclaré tout net que « notre » Eduardowa ne devait en aucun cas s’en inspirer.
Il est à noter que le personnage décrit par Kafka – plutôt que l’Édouardova historique – a également inspiré deux musiciens : le Hongrois György Kurtág‚ qui a utilisé quelques phrases du texte de Kafka pour une section de ses Kafka-Fragmente op. 24 (1985- 1986)‚ et l’Écossais Martin Dalby‚ qui a composé en 1978 une oeuvre intitulée The Dancer Eduardova.


Karl


Karl est le prénom de Karl Rossmann‚ le protagoniste du roman inachevé Amerika (1912-1915).
Karl Rossmann est contraint par ses parents à émigrer en Amérique‚ en expiation d’une faute‚ alors que le Karl de Nous‚ les héros veut partir pour l’Amérique précisément pour fuir ses parents. Jean- Luc Lagarce n’indique pas l’âge précis de Karl ; dès la première ligne d’Amerika‚ Kafka nous informe que Karl Rossmann est âgé de 17 ans – information d’ailleurs contredite au chapitre V‚ où Karl Rossmann déclare : « J’aurai seize ans le mois prochain. »
Toutefois‚ lorsque Karl évoque les détails de la vie américaine telle qu’il la fantasme‚ ce n’est pas Amerika qu’il cite‚ mais bien le Journal‚ et plus précisément les propos d’un cousin de Kafka installé à Chicago : « Quinze dollars par semaine. Deux semaines de congé dont une est payée ; au bout de cinq ans‚ congé entièrement payé (3). »
Karl Rossmann éprouve du dégoût pour la sexualité. Il se laisse violer par les femmes plus qu’il ne cherche à les séduire. Le Karl de Nous‚ les héros a également une attitude ambiguë dans ce domaine‚ même si les expériences sexuelles qu’il relate‚ vers la fin de la pièce‚ proviennent‚ là encore‚ du Journal (4) et non d’Amerika. Kafka ne dit pas grand-chose de l’aspect physique de Karl Rossmann‚ sinon que les femmes le trouvent charmant (5).
Amerika a été adapté au cinéma en 1984 sous le titre Klassenverhältnisse par Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Karl Rossmann est interprété dans cette adaptation cinématographique par Christian Heinisch‚ qui donne l’image d’un grand jeune homme blond‚ au visage fermé‚ un masque délibérément inexpressif.


Raban


Raban emprunte son nom au patronyme d’Édouard Raban‚ le protagoniste de la nouvelle inachevée Préparatifs de noce à la campagne (1907-1908)‚ nouvelle dont Lagarce avait utilisé le titre‚ légèrement modifié (Préparatifs d’une noce à la campagne) pour une première adaptation théâtrale du Journal de Kafka en 1984.
Édouard Raban s’apprête à prendre le train pour aller passer deux semaines de vacances à la campagne dans la famille de sa fiancée Betty‚ qui s’y trouve déjà depuis une semaine. Cette semaine de séparation a fait naître le doute en lui quant à ses sentiments réels. A-t-il vraiment envie d’aller la rejoindre ?


Si du moins je me trompais de train‚ pensait Raban. J’aurais vraiment l’impression d’être engagé dans mon entreprise‚ et si‚ une fois mon erreur expliquée‚ je me retrouvais à cette station après avoir fait le chemin en sens inverse‚ je me sentirais déjà beaucoup mieux. (11)


Déjà toute l’indécision du Raban de Nous‚ les héros‚ son incapacité à prendre barre sur sa propre vie‚ son désir immature d’être entraîné par le destin plutôt que d’agir par lui-même pour l’infléchir dans le sens qu’il souhaiterait. Madame Tschissik lui reproche à juste titre : « Vous voudriez connaître les deux fins d’une même histoire‚ sans rien décider » p. 130. Reproche qui s’applique autant à l’Édouard Raban de Préparatifs de noce à la campagne qu’au Raban de Nous‚ les héros.


Max


Le personnage de Max emprunte son prénom à Max Brod (1884-1968)‚ l’un des plus proches amis de Kafka. C’est lui qui a publié ses oeuvres‚ à titre posthume ; il lui a également consacré une biographie.
Max Brod est très fréquemment mentionné dans le Journal de Kafka ; mais le rapport entre le Max Brod du Journal et le Max de Nous‚ les héros paraît plus lâche que celui qui existe entre les autres personnages de la pièce de Lagarce et leurs modèles. Leur seul point commun semble être le prénom.


Monsieur et Madame Tschissik


Les Tschissik étaient un couple de comédiens appartenant à une troupe de théâtre yiddish à laquelle Kafka était très lié‚ et dont le directeur s’appelait Jitzchak Löwy. Kafka éprouvait pour Mme Tschissik une fascination amoureuse‚ non exempte d’autoironie : « J’avais espéré satisfaire un peu mon amour pour elle en lui donnant mon bouquet‚ c’était complètement inutile. Cela n’est possible que par la littérature ou le coït (7). »
Kafka adopte souvent une attitude d’amoureux transi devant Mme Tschissik. En cela‚ il préfigure le Raban de Nous‚ les héros. Il écrit‚ le 19 décembre 1911 : « Quand ensuite elle se tint devant moi‚ (...) ce fut comme si je devais tenir un discours à une statue au milieu de spectateurs sans pitié. » Lorsque Raban déclare à Madame Tschissik : « Je suis devant vous et je tiens un discours à une statue au milieu de spectateurs sans pitié... »‚ Jean-Luc Lagarce s’amuse à placer dans la bouche de Madame Tschissik une réplique cinglante‚ cruelle : « La phrase est belle. C’est de qui ? » Évidemment‚ il sait‚ lui‚ qu’elle est de Kafka‚ puisqu’il la lui a empruntée‚ mais les spectateurs ne le savent pas‚ et il joue ainsi en secret à se moquer de sa source‚ tout en faisant une allusion ironique à son propre statut de « plagiaire » assumé (8).
Le Journal de Kafka regorge de notations sur l’aspect physique et l’attitude corporelle de Mme Tschissik‚ notations qui peuvent éventuellement apporter un soutien au metteur en scène de Nous‚ les héros :


Mme Tschissik a les joues qui saillent au voisinage de la bouche. (...) Dans le rôle de Sulamith‚ ses cheveux étaient le plus souvent dénoués et lui cachaient les joues‚ de sorte que son visage‚ parfois‚ ressemblait à celui d’une jeune fille de jadis. Son corps est grand‚ osseux‚ de corpulence moyenne‚ elle est fortement serrée dans un corset. Sa démarche prend facilement quelque chose de solennel‚ car elle a l’habitude de lever‚ d’étendre et de remuer lentement ses longs bras. (...) Mme Tschissik (j’aime tant écrire son nom) penche volontiers la tête à table‚ même quand elle mange du rôti d’oie. (9)




Au total‚ on constate donc que les personnages de Nous‚ les héros‚ à l’exception de Max – et‚ bien sûr‚ de ceux à qui Lagarce n’affecte pas de nom propre (le Grand-Père‚ Mademoiselle) – empruntent non seulement le nom‚ mais aussi des caractéristiques des personnages créés ou décrits par Kafka. À cela s’ajoute le fait que tous les personnages de Nous‚ les héros empruntent leur « emploi » aux personnages du Malade imaginaire‚ à l’exception de celui de Mademoi199 selle‚ pour qui je ne trouve de modèle précis ni chez Molière ni chez Kafka.





Notes


1. F. Kafka‚ Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris‚ dans La Colonie pénitentiaire et autres récits‚ traduction d’A. Vialatte‚ Gallimard‚ Paris‚ 1948.
2. Toutes les citations du Journal de Kafka sont tirées de la traduction de Marthe Robert‚ Grasset‚ Paris‚ 1954.
3. Entrée du 9 décembre 1914.
4. Entrée du 6 juillet 1916.
5. « Où est-ce que tu as donc pêché ce joli garçon ? cria-t-elle encore. » (F. Kafka‚ Amerika ou le Disparu‚ trad. de B. Lortholary‚ Garnier Flammarion‚ 1988‚ p. 26)
6. F. Kafka‚ Préparatifs de noce à la campagne‚ trad. de M. Robert‚ Gallimard‚ 1957‚ p. 23.
7. Fin de l’entrée du 5 novembre 1911.
8. Ailleurs encore‚ Lagarce exploite la même stratégie‚ lorsqu’il fait dire au Grand- Père : « Je ne comprends pas tout mais c’est bien dit »‚ juste après une citation littérale du Journal.
9. Entrées du 21 et du 22 octobre 1911.
10. Ces trois notations proviennent de l’entrée du 1er novembre 1911.
11. Ailleurs dans la pièce‚ Lagarce transforme une « Suissesse » du Journal en « chanteuse polonaise »‚ uniquement‚ semble-t-il‚ pour des raisons d’euphonie.




Patrick Le Bœuf, conservateur à la Bibliothèque nationale de France

18 octobre 2006


imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.