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Une (micro) histoire économique du monde, dansée

mise en scène Pascal Rambert

: Selon Eric Méchoulan, philosophe

Le rendez-vous avait été fixé dans un café à Paris. Un metteur en scène, auteur et directeur de théâtre, Pascal Rambert, cherchait à rencontrer un philosophe de l’économie. Il voulait écrire et monter « une (micro) histoire économique du monde, dansée » pour laquelle il ne lui fallait pas seulement un collaborateur qui avait réfléchi à ces questions, mais aussi un « acteur » qui, présent sur scène, analyserait des situations de l’histoire de l’économie. L’artiste et le philosophe se trouvèrent des points communs, des croisements contingents de l’existence : ils décidèrent de travailler ensemble.


Ils partirent de petites scènes, sortes de bulles d’histoire, qui n’offraient pas tant des exemples significatifs de la Grande Histoire de l’Économie, que des idées de cette histoire (une idée étant toujours la contraction de scénarios). Une première scène s’imposait, non comme une origine infaillible, mais comme un creuset de problèmes : à Londres la Coffee-House de Mr Lloyd, où se conjoignait formes nouvelles de sociabilité, système organisé d’assurances (en particulier pour le commerce maritime), diffusion de nouvelles par une gazette et mode du café — commencer avec les assurances, c’était en fait commencer avec la gestion de la peur. À l’opposé, quand Mauss, du côté de l’anthropologie, découvre dans les années 1930 les formes multiples des échanges de don et de contre-don en usage dans l’histoire ancienne aussi bien que dans les sociétés qu’on appelait alors « primitives », c’est une autre économie qui apparaît, une économie, en quelque sorte, contre la production, une gestion du défi.


Le nouveau champ de savoir qu’on allait appeler « économie politique », il lui fallait son premier grand théoricien : Adam Smith — nous remontions ainsi vers l’Écosse. Adam Smith n’était pas un économiste, mais un philosophe, et en particulier un philosophe de la morale. Il analysait les comportements sociaux avec une acuité singulière, qu’ils débouchent sur la richesse des nations ou sur le spectacle des hommes, les deux allaient de pair : ses successeurs économistes allaient un peu trop l’oublier. Si ce n’est un certain Marx. L’avantage du théâtre est que l’on y fait des rencontres : pourquoi le fétichisme de la marchandise et les corps au travail ne retrouveraient-ils pas le travail des corps et le fétichisme des goûts ? Lacan avait écrit un « Kant avec Sade », nous écririons un « Sade avec Marx ». Tant qu’à faire des rencontres, nous pouvions aussi imaginer que le poète fin-de-siècle qui avait affirmé que « tout se résumait à l’esthétique et à l’économie politique », Mallarmé, pouvait croiser la route de Charles Gide (l’oncle du futur écrivain) qui trouvait la création de valeur chez le consommateur et son désir plus que dans la marchandise et sa production. Les croisements de routes ne sont pas simplement personnels. L’histoire de l’économie fonctionne aussi à partir des masses. Les flux de capitaux ont été rendus possibles par les flux de population. Sur scène, pendant tout le spectacle, cinquante personnes recréent leur journée quotidienne, circulant dans leurs vies, multipliant les parcours. Le monde que retrace cette micro histoire économique n’est pas une simple terre qui tourne, mais le mouvement d’incessantes migrations, chaque fois singulières.


L’histoire ainsi écrite pourrait, néanmoins, paraître trop linéaire, malgré ses noeuds inattendus. Un arrêt sur la micro finance pouvait à la fois nous sortir de l’Europe (pour mieux y revenir) et nous éviter le fil tendu de l’histoire : ce recours récent favorable aux pays en voie de développement fonctionne en fait sur un modèle analogue aux monts-de-piété de l’Ancien Régime. L’histoire bégaye à sa manière. La crise des subprimes est une autre forme de bégaiement, une sorte de jeu de dominos où le premier qui s’écroule fait effondrer tous les autres : partant d’une femme assise sur son canapé en plein milieu d’un trottoir et contemplant sa maison perdue, nous remonterons la chaîne infernale des dominos financiers. Enfin, la crise financière que nous connaissons doit être replacée dans le cadre plus large d’une évolution des usages du travail. À l’intérieur même de l’industrie, on passe du modèle industriel américain des usines Ford, qui spécialise le travailleur dans une fonction unique qui le dépossède de tout investissement et technique personnels, au mode de production japonais des usines Toyota, qui recherche des professionnels polyvalents investissant leurs énergies et leurs savoirs propres dans leur travail. L’ouvrier vendait, autrefois, sa force de travail comme quelque chose qu’il possédait ; l’homme de services doit, aujourd’hui, échanger ce qu’il est jusque dans ses styles singuliers : deux figures d’aliénation bien différentes. La société de services s’est généralisée en société de spectacle. Adam Smith avait vu juste, premier situationniste de l’histoire. Ou plutôt le situationnisme, avec Guy Debord, retrouvait, dans la société du spectacle, la figure sociale du capitalisme. Où parler et saisir mieux la société du spectacle qu’au théâtre lorsque les spectateurs ne voient plus simplement une représentation, mais la projection de ce qu’ils sont, de ce que nous sommes tous ? La micro histoire économique du monde ne saurait se trouver seulement cantonnée à une scène confortable, elle envahit la salle. Ou plus précisément, dans cette micro histoire, c’est la salle qui a reflué sur la scène. Le théâtre n’est pas une métaphore du monde, c’est le monde qui a pris un masque de théâtre pour mieux dire : je ne suis pas qu’économie et la valeur n’est pas seulement financière.

Eric Méchoulan

18 février 2009

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