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L'Affiche

+ d'infos sur le texte de Philippe Ducros
mise en scène Guy Delamotte

: Notes de voyage, prises sur le vif

(où la vie semble résider) – Extraits-

Ecrire pour présenter ce travail à venir, c’est renouer avec les émotions et tremblements de ce voyage. Tout d’abord je relis mon journal de cette année 2002, ces gribouillis arrachés au carnet noir, que je déchiffre à nouveau… Je retrouve les regards et les sourires qu’ils m’ont offert et aujourd’hui je suis obligé de leur dire que je vais les trahir sans doute, que ce témoignage sera partiel. Une fois de plus je vais être obligé de leur tourner le dos.


Jeudi 24 octobre 2002
… Quelques traces dans la mémoire de l’ordinateur de Yad Vashem. Le grand corps de Patrick est secoué… comme des soubresauts enlacés à la tragédie de l’histoire.
A la sortie du mémorial des enfants où brûlent des centaines de bougies qui se reflètent dans des miroirs noirs où les noms sont égrenés un à un, je pense à mon ami P.K…


…Au musée sur la Shoah de Yad Vashem, j’ai posé mes mains sur les trois pierres du ghetto de Varsovie. En briques brisées, cassées, polies, par des millions de mains posées sur elles. J’ai été ému…Pourquoi, je ne sais pas clairement. Décidément, je pense beaucoup aux leçons de ténèbres…


Vendredi 25 octobre, lever 7h30
…A Ramallah, des gens nous font signe de ne pas continuer cette rue, il y a des tirs et un barrage de police, nous faisons demi-tour, changeons de rue, tout est fermé, pas un commerce ouvert, personne dans les rues, nous arrivons sur un terrain vide, tout autour est détruit, immeubles écroulés, voitures incendiées ; un bout d’immeuble qui semble encore tenir un peu, on se gare dans la cour poussiéreuse, de derrière les sacs de sable de l’entrée des militaires palestiniens sortent, ils nous demandent de laisser nos sacs dans le bus mais nous autorisent à prendre crayon, papier, appareil photo et caméra, nous entrons à la mouquata’a…


Je suis assis à la table, Arafat est en face. Les fruits secs sont sur la table. Nous avons passé les barrages des gardes. Le groupe est assis tout autour de cette table ovale. Arafat est fatigué, ses mains sont très blanches presque translucides, amaigries. Il écoute nos compliments, tour à tour Younès nous présente, il nous salue un à un, embrassade et serrement de mains. Il écoute cette longue litanie de noms de fonctions, nous scrute un à un et de temps à autre baille (je crois même me rappeler qu’à l’annonce de mon nom il a retenu un bâillement). Sa tête dodeline, et répondant à Patrick « on ne dit pas juif mon cousin, notre père est Abraham… ».
Ses yeux se voilent de temps à autre, il a le regard de ceux qui ont trop attendu.
Le bureau, salle toute blanche sous les néons, un drapeau palestinien à peine déplié dans un angle. La climatisation est à fond. J’ai froid ou…Sur un meuble d’angle des livres au nombre de quatre, le coran. Il y a une fenêtre qui donne sur un puits de lumière mais bien sûr pas sur l’extérieur. Sur la table une petite assiette de fruits, une bouteille d’eau. Une boule en verre avec la mosquée du dôme dedans (est-ce qu’il y a de la neige en Palestine !). Une petite croix en bois est piquée dans une boîte de médicaments. Une pile de dossiers sur sa droite. Non loin de lui un appareil médical du croissant rouge, un appareil respiratoire…


Tout dans la mouquata’a indique l’état de siège…


…Rencontre avec des professeurs de l’Université de Birzeit…


« …L’occupation Israélienne occupe le temps des gens, pas uniquement la terre. Chaque matin je passe devant le char, ça me fout la trouille, s’il vous tue, il n’y a aucun problème comme cette femme âgée, il y a peu, qui cultivait son jardin, elle a été tuée pour rien, comme ça un tir, et pourtant elle avait de nombreuses relations avec des Israéliens. Il n’y a aucune commission d’enquête, la pression psychologique est terrible… »


…Le docteur Abdel Karim S.Khashan arrive, il est professeur de littérature arabe et générale et parle le français. Il se présente : « Je suis d’une tribu bédouine ; après 48 ma mère, enceinte de moi, a été effrayée et elle est partie, en route elle est tombée du chameau et je suis né prématuré. Ma tante a fait du feu et des avions ont bombardé alors j’ai ouvert les yeux sur la violence. Celui qui est né sous la violence ne peut pas distinguer le cadre normal d’une vie. Beaucoup de choses sont étrangères à nos vies, le sens de la civilisation, de la liberté. » Et puis il dit : « Vous êtes tous égoïstes. La question se pose quand il y a des victimes de l’autre côté. Il y a un peuple victime 24 h sur 24h et on ne dit rien, on ne voit pas les détails et l’enchevêtrement des choses… »


Samedi 26 Octobre
…Le mur encercle Kalkilya, l’isolant complètement. Ils seront bientôt étrangers, comme une île au milieu d’une terre qu’on ne veut plus leur laisser arpenter (mesurée du pas de leurs pères)…


…Des drapeaux Israéliens flottent sur des bouts de territoires ridicules ; une cabane de chantier dans une décharge de voitures perdue dans le désert de roches. On s’accroche à un bout de tissu et on plante, chaque fois que l’on peut sur chaque parcelle de cette terre, son empreinte nationale…


…L’enfant au vélo bleu rouillé a la photo de son père autour du cou–5 ans dans les prisons Israéliennes, il n’est pas encore sorti–. Il n’oubliera pas c’est sûr, on parle foot. Zinédine Zidane, clef magique d’une conversation que l’on voudrait salvatrice, on tente maladroitement avec ces mômes de partager leurs enfances gâchées et déjà le combat brille dans leurs yeux, blottis au creux de leurs mains sales, il y a juste la place d’une pierre.


Tristesse et impuissance, je bouffe mon sandwich et bois un café et remonte dans le bus pour faire le clown un peu plus loin au prochain check point (d’ailleurs nous tournons le dos au check point où a été tourné intervention divine. Rien à attendre du ciel aujourd’hui. Je n’aurai même pas la possibilité d’aller faire une figuration dans le film de Suleiman) et croire qu’il est utile d’occuper le temps Israélien à des pirouettes de nantis. Jeu de chats et de souris, mais Tom est armé et Jerry n’aurait même pas le courage de lui faire une grimace et de l’attirer sur le pain de dynamite pour l’envoyer en l’air. De toute façon, il y a bien longtemps que Tom ne saute plus sur les genoux de Papa Schlom…


Lundi 28 octobre
…Après avoir pris un chemin de terre, nous arrivons sur des terres complètement retournées ; les oliviers ont été arrachés, la maison est démolie par les bulldozers, le quatrième mur a explosé – oh joie du pseudo virtuel - . Pendant que l’on regarde le quatrième mur disparu, il y a quelques tirs comme au cinéma : un enfant court se cacher derrière un talus à quatre pattes, un autre active son âne et range sa charrette derrière un tas de sable, la maison est éventrée, au détour de l’escalier on aperçoit le char à moins d’un kilomètre…le fils de la famille me tend son livre d’anglais, je lis avec lui, « j’habite un palace, I live in a palace, my home is a palace, …the soldier is on the front of the house… ».


…La joie est devenue un tout petit espace dans nos vies dixit le poète laboureur…


…La nuit est tombée, on entend les grillons, chacun s’est vu offrir un bouquet de menthe. Dans le jardin, sous les dattiers, un homme a posé son tapis de prières et rituellement s’incline sur cette terre.
Je suis là, autour de la table, mes yeux se ferment, ils expliquent leur projet, leurs soucis éducatifs, envers les femmes, les enfants…
Mais que dire avec les moyens du Théâtre de ces drames. De cette maison ouverte, éventrée…je ne sais plus trop si ce voyage aura une incidence sur notre travail. Je me sens vide, démuni par toutes ces infos, toutes ces vies racontées, toutes ces données techniques chiffres à l’appui qu’en faire. Si ce n’est leur ténacité qui me touche, me bouleverse. Et ce regard perdu, par la fenêtre arrachée, démolie ; sur ce char qui pointe son canon sur nous.
J’ai l’impression d’être tombé dans le poste TV…


Mercredi 30 octobre
…Puis nous allons au check point de Toufa. Maisons éventrées par les bombes, criblées de balles, de l’autre côté une colline, un mur en béton…le no man’s land, la barrière qui empêche les villageois de rentrer chez eux, est baissée, ils attendent depuis quatre jours. Des femmes avec des bébés, des enfants de sept ans et des vieillards. Les enfants sales et malades. Ils sont là avec leurs courses achetées à Khan Younis, ils veulent rentrer ou alors ils veulent aller cultiver leurs champs, là-bas de l’autre côté. C’est interdit. Je vois cette colonne de femmes et d’hommes assis sur leurs talons, certains tapis dans des recoins d’ombre.


Nous nous avançons, empêchant les gosses de nous suivre ou même de nous précéder, on ne voit pas les soldats, juste leurs voix par haut-parleurs, le délire, Apocalypse Now de la connerie. D’eux d’entre nous avec deux représentants d’Amnesty International s’avancent jusqu’au poste – tentative de parlementer – impossible d’obtenir quoi que ce soit. Les soldats Israéliens ne veulent laisser passer personne. On doit reculer « I can kill you » dit-il ! Les Palestiniens aussi je suppose. Des femmes ont laissé leurs paquets près du poste, tant pis !


On tourne sur place, on baisse les lunettes de soleil par pudeur. On parle avec quelques uns, encore les mêmes histoires de mépris, de déni de droit, d’humiliation. Où sont les terroristes parmi eux, des femmes, des vieillards, des enfants. L’un des hommes s’est vu battu par un soldat qui a jeté sa nourriture aux chiens. On aperçoit les yeux cernés de khôl des femmes derrière les voiles, la peau mate, elles sont belles dans leurs robes toutes noires. Les hommes aux gueules burinées, enturbannés nous expliquent en arabe ce qu’ils vivent chaque jour…je comprends tout ce qu’il me dit mais rien à ce monde de béton, des armes, de l’autre côté les palmiers, la mer et les colons…et leur village à eux !...


Un jeune de treize ans vient me parler, il pue la bière, les enfants ici nous collent, ils demandent « money », une cigarette, ils montrent leurs blessures par balles. Ils sont insouciants, désespérés, bravaches, insolents, de futurs terroristes. Les parents semblent depuis peu ne plus pouvoir les tenir, ils sont déstructurés, déboussolés par ces nuits sans sommeil, troublés sans cesse par le vrombissement des F 16. D’autres plus âgés comprennent pourquoi nous sommes là, ils évitent que les gamins ne dérapent et ne s’approchent pas trop près.


Mais qu’est-ce que peut foutre le théâtre ici. A quoi ça peut bien servir dans ce bordel. Je suis perdu, je pleure discrètement derrière mes lunettes, j’arpente encore l’espace, tapant du pied. Je m’assois près d’un vieil homme, il a son sac de farine près de lui. Tout plissé par le soleil, le travail et les années, il me prend la main, il comprend que l’on est là pour essayer quelque chose avec eux, mais quoi au juste, qu’ils passent oui bien sûr, mais surtout ensemble peut-être gagner un peu d’humanité sur le chaos, essayer de devenir un peu mieux homme parmi l’absurde, faire gagner au monde par ce noyau tout petit, perdu, réunie ici derrière les barbelés, cette communauté de vivants, un peu de sens, un peu de vivre ensemble, une fabrique du vivants, peine perdue ? Mais cela vaut la peine, car c’est ensemble avec eux que nous conquerrons notre dignité - face à cette guerre unilatérale.
Nous n’arrivons à rien, impossible, ils ne passeront pas aujourd’hui, doucement nous repartons. Avant, quatre d’entre nous se sont à nouveaux avancés vers les barbelés, afin que les enfants puissent récupérer les sacs de nourriture restés trop près de la ligne Israélienne, les bras levés, passeport en l’air face aux soldats invisibles dans leurs guérites , ils permettent aux palestiniens de récupérer leurs courses. Nous formons une deuxième ligne empêchant d’autres enfants de courir en tout sens et de trop s’approcher, évitant ainsi d’énerver ces soldats de l’ombre.


Très doucement, cette fois, nous repartons ; les villageois comprennent, ils ne rentreront pas ce soir chez eux, l’abandon est total même avec nous il n’y a rien à faire. Certains se lèvent et calmement, eux aussi, avec presque une infinie tendresse dans leurs gestes ils repartent. Une femme assise sur une pierre me regarde, elle ouvre grand ses bras, paumes tendues vers le ciel – alors, alors – je hausse les épaules, fais non de la tête, lui souris aussi et repars, serrant les dents et surtout lui tournant le dos à jamais. J’ai honte.
Dans le bus il y a un grand silence : on s’arrêtera plus tard dans la campagne, certains sortiront dehors pour hurler dans la nuit. Je reste assis et j’écris tout ça, notre honte. Younes vient vers moi, ça va, oui, oui ; on tombe dans les bras l’un de l’autre et on pleure…


…Départ en taxi à 2h10 devant l’hôtel East New Imperial direction Tel-Aviv, (merci à vous pour cette nuit de veille à Jérusalem – calva et sandwich et au revoir).
Je dors dans le taxi après deux nuits sans sommeil, j’arrive ahuri à l’aéroport, fouille rapide des bagages passés aux rayons. Je vais bientôt partir, il est 4h40, je termine ce journal, j’ai liquidé mes derniers shekels dans ce putain de pays de cinglés. Je ne sais plus penser alors les larmes reviennent un peu trop vite ces temps-ci aux yeux.


It’s boarding now
Good bye Jerusalem
Welcome free, free Palestine…

Guy Delamotte

15 novembre 2002

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