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Képzeletbeli operett (L'Opérette imaginaire)

+ d'infos sur le texte de Valère Novarina traduit par Zsofia Rideg
mise en scène Valère Novarina

: Une langue maternelle incompréhensible

Ma mère, Manon Trolliet — née le vingt avril 1914 au bord du lac de Neuchâtel, nous conduisait souvent lorsque nous étions enfants mon frère Patrice et moi auprès du piano de tante Mathilde pour nous jouer sur de vieilles partitions reliées dont nous apprenions à tourner les pages La Marche turque, La Polonaise héroïque, La sonate au Clair de lune, et enfin — c’est le moment que nous attendions — nous chanter en s’accompagnant au clavier cinq chansons de Théodore Botrel : La Lettre du gabier, La grande Câline, La Paimpolaise, Le petit Grégoire, Le grand Lustucru.


Lorsque mon père était absent, le récital allait un peu plus loin : il s’achevait par « La chanson hongroise » ; ma mère ne parlait pas cette langue mais savait toujours cette chanson qu’Istvan, un jeune étudiant qu’elle avait connu à Genève lorsqu’elle elle était toute jeune fille, avait composé pour elle. Il l’avait demandée en mariage. Ma mère n’avait pas dix huit ans ; mon grand père avait refusé ; Istvan était retourné en Hongrie — et bien des années plus tard ma mère avait appris qu’il était mort à Auschwitz.


Elle chantait cette chanson poignante — et hermétique — avec grande expressivité et une voix juste mais un peu voilée : son professeur lui avait, disait-elle, cassé les cordes vocales lors de cours trop intensifs au conservatoire de Genève ; elle avait depuis renoncé à chanter et était devenue comédienne.


Je ne sais pas l’effet que cette chanson faisait sur mon frère mais elle m’entraînait chaque fois dans une rêverie profonde : elle me disait tout à la fois que j’aurais pu être hongrois, être juif et ne pas être — puisque Istvan était mort en déportation avant ma naissance. La Hongrie devint pour moi une sorte de secrète seconde patrie et la langue hongroise, de toutes les langues étrangères, celle qui me touchait immédiatement et profondément comme une langue maternelle incompréhensible.


Ma mère ne savait de hongrois que les chiffres, cette chanson d’Istvan et le Notre Père. Les paroles de la chanson devenaient de moins en moins sûres — elle continuait cependant à nous la chanter avec grande confiance, mais dans une sorte de hongrois à la dérive, presque une langue en perdition ; l’émotion rejoignait les dernières strophes des chansons de Botrel qui venaient souvent s’achever par un naufrage violent et doux.


Le hongrois devint ma langue étrangère — peut-être même ma langue véritable : celle que j’aurais parlée si j’avais été le fils d’Istvan, « le fiancé fantôme ». Une rêverie négative s’est secrètement développée à partir de là : le hongrois incompréhensible de ma mère était ma langue manquante, l’ombre de la langue que j’aurais pu parler si je n’avais pas existé.


Valère Novarina : L’Envers de l’esprit, P.O.L, 2009, pp. 117-118

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