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Kalashnikov

mise en scène Pierre Notte

: Entretien avec Stéphane Guérin

propos recueillis par Pierre Notte

La famille semble pour vous, qui aimez revoir les mythes fondateurs des familles en guerre (Médée, Œdipe…) un espace de dévastation et d’affrontements. S’agit-il encore ici d’un portrait de famille ?


Stéphane Guérin. Quand on parle de portrait de famille, on imagine une photo délavée, aux angles écornés avec des visages qui ont l’air de vouloir s’effacer - et c’est souvent le cas. L’avantage avec le numérique, c’est qu’on peut faire des retouches voire remplacer ou supprimer… La famille c’est le premier lieu de guerre, on se bat pour trouver sa place, on tue à coups de regards, de phrases, de non-dits. C’est un petit os de poulet qui reste coincé dans le fond de la gorge et que toute une fratrie veut vous faire cracher en vous assénant des grandes claques dans le dos. Regarder les photos me met mal à l’aise parce qu’alors celui qu’on était a complètement disparu. Cet enfant-là, déjà plus tout à fait innocent. L’enfant est au cœur du désastre. Après quand on grandit, le grand désastre de vivre s’amplifie. On cherche une issue de secours, on se cogne aux murs, il n’y a aucune échappatoire. La famille a renforcé les portes, les cloisons, on est emmuré vivant. Mais la tragédie n’implique pas forcément le tragique. C’est tout d’abord une question de lieux. On voyage, on part, on revient. Dans la tragédie, le lieu protège, sauve ou donne la mort. Dans Kalashnikov il s’agit aussi de cela, de lieux dont on ne peut se soustraire, comme le foyer. Fuir si seulement…


« Kalashnikov » est un titre un peu agressif - s’agit-il d’une pièce de guerre, de combats ? Exposé de chaque côté de la scène, le spectateur va-t-il souffrir ?


Vous trouvez le titre agressif ? Pour moi, il l’est beaucoup moins qu’un titre du journal de 20 heures sur TF1. Beaucoup moins que toutes les informations qu’on nous fait avaler chaque jour, beaucoup moins que sortir de chez soi et longer un trottoir, traverser la rue et se frotter à la réalité. C’est un hymne psychopathe, cette pièce. C’est complètement schizophrénique. Tous les personnages sont happés par leurs fantasmes les plus morbides. La mère se rêve en première dame, le père en trader avec Rolex, le trans s’annonce comme le nouvel utérus qui portera demain les nouveaux nés… et le gosse qui revient de la guerre en Afghanistan, veut dynamiter notre système économique. Ça parle du grand ratage de nos vies. Le spectateur joue le rôle des dieux de l’Olympe en somme. Ils devaient s’éclater comme des dingues les dieux de l’Olympe à voir s’agiter ces pantins de chair et de sang, à se débattre avec les restes de leurs catastrophes intimes.


La pièce fait référence à Œdipe, mais aussi aux séries télés, à la chanson française, au fait divers… C’est un mélange cohérent ou une bouillie d’infos ?


Ah mais c’est très cohérent ! Aussi cohérent que la trivialité et le funèbre sont indissociables. J’ai grandi dans cette province française qu’on n’appelait pas encore la France d’en bas, on ne l’appelait pas du tout d’ailleurs. J’ai été élevé avec ça, les séries, les Michèle Torr, les Nana Mouskouri, les drames du voisinage, les petites bassesses, les mensonges, les envies de meurtre - et puis un jour j’ai ouvert un livre de Sophocle, je me suis dit : ah tiens c’est bizarre, ce type-là a fait un portrait de ma famille incroyablement juste. En fait, c’est ce melting-pot qui est inhérent à chacun de nous qui m’intéresse. On se construit avec tout ça et on essaie de maintenir les choses assemblées jusqu’à temps que tout nous retombe sur la gueule. Œdipe n’a rien fait de mal, il était au contraire convaincu qu’il faisait le bien. On en est tous un peu là non ? Quand un type sort de chez lui et tire sur tout ce qui bouge, quand un adolescent éradique une partie de son lycée, quand un militaire sort de sa caserne et flingue des civils… on se dit qu’Œdipe s’est crevé les yeux mais que nous, au contraire, on veut les garder bien ouverts pour regarder Laurence Ferrari.


À quoi le théâtre peut-il bien servir ? À purger les abcès ?


Le théâtre ne sert à rien du tout, il ne faut surtout pas qu’il serve à quelque chose et les abcès ça fait longtemps qu’ils sont crevés - mais j’ai conservé le pus dans des petites boîtes…


Mais c’est dégoûtant non ?


Vous devriez plutôt poser la question au metteur en scène…

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