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Des couteaux dans les poules

+ d'infos sur le texte de David Harrower traduit par Jérôme Hankins
mise en scène Thibault Lebert

: Entretien avec David Harrower

David Harrower : Ce que je déteste particulièrement au théâtre, c'est que les gens sont prêts à lui pardonner tant de choses. Ce que je veux dire par là, c'est qu'on sent que l'auteur mâche trop le travail au public et alors le public lui pardonne parce que "c'est seulement du théâtre". C'est ce que j'ai senti quand j'écrivais Des couteaux dans les poules, je ne voulais pas qu'on soit pris par la main et qu'on nous facilite la traversée. Je voulais en tant que spectateur être traité avec sauvagerie, comme si on me disait: "Assieds-toi, regarde et travaille". Et c'est pour cela que j'ai écris Des couteaux…


Que voulez-vous dire: travaille ?


DH : Tu travailles dans cette pièce, tu es assis dans ce théâtre et tu travailles dans cette pièce.


Donc il y a un travail du public ?


DH : Oui, oui, bien sûr. Il va falloir que le public travaille pour rentrer dans ce monde, je ne vais pas lui faciliter la tâche - si j'avais voulu le faire, j'aurais commencé Des couteaux… d'une manière conventionnelle, j'aurais commencé avec William rentrant à la maison, sale après une journée de travail dans les champs et bavardant pendant qu'il se lave. Mais je refuse de faire ça, parce que ce n'est pas le théâtre que je veux voir. Je ne veux pas ces petits… Je ne veux pas de toutes ces petites choses qui aident. Des choses plus intéressantes sont en jeu. (…) Je veux que les spectateurs soient impliqués dans la pièce, totalement perdus en elle. Je ne suis pas quelqu'un qui distancie, je veux qu'ils soient émus, émus selon mes conditions : la difficulté imposée. Je ne veux pas pavoiser, mais certaines réactions à Des couteaux… partout dans le monde ont été incroyables… Les gens sont pris par l'émotion. Je ne sais pas vraiment pourquoi… - si, je crois que je le sais. C'est ce qui m'a le plus touché, c'est parce que je n'avais pas choisi le chemin facile pour éveiller des sentiments chez les spectateurs. Au contraire, j'ai mis des obstacles à ce qu'ils ressentent quoi que ce soit.


Que voulez-vous dire : mettre des obstacles ?


DH : Pas des obstacles. Je l'ai fait en posant mes propres conditions. Je crois que c'est difficile… on est obligé de tomber à l'intérieur de cette pièce. Si on ne comprend pas, on ne comprend pas. Mais la plupart des gens ont compris, et ce que les gens ont compris… cela a validé ce que j'essaie de faire en tant qu'auteur. C'est comme une sorte de perversité chez moi, je ne vais pas chercher la voie facile(…) Je ne fais pas de concessions dans mes pièces, je ne prends pas le public par la main pour qu'il passe un bon moment avec les personnages, à bavarder. (…) Mais aussi, peut-être suisje trop dur avec les spectateurs. Ça a été une inquiétude avec Des couteaux dans les poules, avant que la pièce soit créée. Je me suis demandé : devrais-je l'alléger à certains endroits, et ailleurs expliciter davantage ? Mais peut-être que son mystère et sa popularité viennent de ce que je ne l'ai pas fait. Ça continue à fasciner les gens, peut-être parce que c'est elliptique, et ça semble toujours hors de portée : dès que vous saisissez quelque chose, autre chose s'ouvre. Je ne sais pas… Pour la Jeune femme, le langage déverrouille les choses : grâce à lui, le monde devient un endroit différent pour elle, il déstabilise son monde. Mais cela implique aussi pour elle une grande liberté, quand elle se rend compte qu'elle peut créer des choses par le langage lui-même.


(…) A la fin il y a ce moment où elle lit au meunier ce qu'elle a écrit


DH : Tandis qu'elle lit, son monde est en train de changer. Et il n'y aura pas de retour possible une fois qu'elle aura lu. Ce que j'ai toujours vu dans ce moment-là, c'est que, s'étant endormie, elle a oublié l'émotion qu'elle a ressentie dans l'après-midi. Mais en lisant elle se rend compte qu'elle peut la ressusciter. Et c'est cela que fait l'écriture.


Écrire permet donc de garder l'émotion en vie ?


DH : Oui. Pour moi c'est ce que fait le meunier la plupart du temps. Et peut-être qu'il commencera à écrire de la poésie sur elle, pour la garder vivante. Puisqu'ils se sont "perdus l'un dans l'autre".


Et que peut-on dire de la genèse de Des couteaux dans les poules ? D'où vient cette pièce ? Vouliez-vous écrire sur l'Écosse ?


DH : Non, pas du tout. C'est un piège dans lequel je ne veux surtout pas tomber. J'ai écrit une pièce avant celle-ci. J'avais décidé qu'elle parlerait de l'appropriation des terres par les grands propriétaires en Ecosse, et des injustices qui en découlaient. Et cette pièce était dominée par cette histoire, elle devait servir à dénoncer les injustices de ces appropriations. C'était une très mauvaise pièce, parce que je battais le tambour, je décrivais la colère des gens. Or, il y a une scène dans cette pièce où un rétameur ambulant sur un marché raconte l'histoire d'une femme qui va au moulin et tombe amoureuse du meunier. C'est de là qu'est venu le récit, de la bouche de quelqu'un d'autre dans une autre pièce. Et je me suis dit soudain que c'était pas mal, parce que c'était simple; et je connaissais ce monde-là parce que j'avais fait des recherches, ou je croyais le connaître. J'avais fait des recherches sur la période de "l'évacuation des Lowlands", dans les années 1720, quand on chassait les gens de leurs terres. Ça c'est passé de manière beaucoup plus douce que dans les Highlands, où ce fut brutal et sauvage, un vrai massacre. (…) Mais ils s'accordent à dire que c'était nécessaire pour que l'Ecosse devienne une nation moderne. Il a donc fallu que beaucoup de gens cèdent leur terre, pour qu'on puisse nourrir la population des villes. Et les paysans dépossédés n'avaient pas d'autres solutions que d'échouer dans les villes.


(…) Qu'est-ce que votre responsabilité en tant qu'écrivain ? Vous pensez que l'auteur doit assumer une responsabilité, ou est-ce que cette question ne devrait pas être posée ?


DH : Franchement, je ne sais pas. ça change tout le temps pour moi. Parce que parfois je me dis que je devrais être responsable, je devrais être plus conscient des choses qui se passent dans ma culture, dans mon pays, je devrais être capable de réagir plus aux choses, mais après je me rends compte que je ne suis pas ce genre d'écrivain, je suis un écrivain qui reste à part et observe. Je ne suis pas un écrivain qui fonce tête la première dans la défense d'une cause. J'essaie de faire quelque chose d'un peu différent, j'essaie d'entraîner les gens dans quelque chose en proposant un point de vue différent. J'essaie de leur permettre de penser différemment. Parfois j'aimerais être un écrivain engagé, j'aimerais écrire ce genre de pièce, mais je ne peux pas, ce n'est pas en moi.


Extraits de propos recueillis par Jérôme Hankins les 7 et 8 octobre 1999 à Glasgow, pour le magazine Alternatives théâtrales.

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