: Faire ambassade
Quand j’ai regardé Thierry Thieû Niang danser
avec les adolescents, je me suis demandé qui
attirait l’autre dans son jeu. Etait-ce Thierry qui
conduisait Mathieu ou Emilien à son
mouvement ?Ou était-ce l’adolescent qui
l’emmenait jusqu’à lui, lui imposant
doucement les gestes qui conviendraient ? Du
danseur ou des adolescents, lequel était joueur
de flûte ?Qui, exactement,menait la danse ?
Thierry était la puissance invitante : c’était à
son initiative qu’ils se retrouvaient. Il proposait
le jeu commun, et il initiait les mouvements.
Mais c’était Mathieu ou Emilien, le roi, le
prince de royaumes désolés, qui l’invitaient à se
produire autour d’eux. Ils recevaient ses gestes
comme autant d’hommages inquiets à la toute
puissance de leur malheur.On aurait dit qu’ils
consentaient à y répondre, et manifestaient
leur contentement avec une réserve effrayée.
C’était une chose fascinante de voir se passer
ces deux événements simultanément.
Soudain, il n’y avait plus de bon et de mauvais
monde, le bon monde du partage contre le
mauvais monde de l’isolement. Le mauvais
monde n’était pas aboli miraculeusement au
profit du bon.C’était plutôt comme d’assister à
la naissance d’une grande entreprise
diplomatique.Ou à l’instauration d’une zone
pacifiée où il serait possible, un temps, de se
retrouver. Et cela, certainement, était dû à la
danse.
Je me suis figuré que la danse venait avant.
Avant la sculpture, avant la peinture, avant la
musique même.Qu’elle arrivait d’abord, dans
l’histoire de tous et de chacun.Elle était
tellement ancienne qu’il n’était pas possible
d’en garder la trace, sauf à supposer qu’un autre
art, un art de la représentation, la peinture par
exemple, s’en charge.
Pour la danse, en somme, c’était tout de suite et
puis plus jamais.C’était à répéter encore et
encore. La danse ne disait pas, elle ne
représentait pas. Pas de mot. Pas d’image.De
l’instant, du mouvement, du souffle, de la
répétition. J’ai pensé que la danse était peut-être
l’ambassade la plus intelligente pour établir des
passerelles entre les mondes, entre le monde
des enfants, de Mathieu ou d’Emilien par
exemple, et le nôtre, celui de Thierry et le mien
par exemple.
Des ambassades et c’est tout. Pas de
civilisation, pas de colonisation, pas de
progrès en vue.
Une rencontre heureuse, dont la plus grande
réussite serait de faire naître le désir d’une
autre rencontre, son attente. Je me suis
souvenue de deux maximes de Clément
Rosset. « La nature des choses consiste en les choses, et en elles seules. Il n’est, il n’a jamais été ni ne sera jamais de présence que du présent. »
Et « Sois l’ami du présent qui passe, le futur et le passé te seront donnés par surcroît. » J’ai lu, dans
un texte littéraire écrit par des personnes non
autistes, qu’on ne savait rien sur l’autisme.
Une énigme.Un mystère. Rien quoi.Mais ce
n’est pas ce que disent les livres écrits par des
personnes autistes. Ce que Thierry et les
adolescents en dansant montrent ce n’est pas
rien, c’est autre chose.
C’est par exemple que le danseur vit dans un
monde de règles, de règles terribles, inutiles et
même aberrantes,mais qu’il s’applique avec
fermeté. Le danseur a sa règle et ses raisons.
Ce sont les siennes, voilà quelque chose qu’on
peut comprendre quand on vit soi-même
enfermé dans ses règles et sa raison.
C’est aussi que le danseur décide de ses gestes
et qu’il les répète.Qu’il soit dans une salle, ou
qu’il soit sur une scène, qu’on fasse mine de
s’intéresser à lui, ou de l’ignorer, on est à peu
près certain qu’il va continuer. Encore une
chose que l’on peut reconnaître, quand on
passe sa vie à persévérer.
Le danseur n’envoie pas de signaux. Son
corps ne cherche pas à dire une chose qu’il
faudrait comprendre, à laquelle il faudrait
répondre. Son visage n’adresse pas de sourire,
ne vous cherche pas des yeux. Il n’attend rien,
peut-être. Il n’y a rien à attendre de lui, peut-être.
De sorte qu’il ne craint rien, et qu’il n’y a
rien à craindre de lui. Le danseur veut bien se
manifester comme un objet vivant. Il veut
bien courir tout seul (ou avec vous), tendre la
main sans vous (ou avec vous). Il est souple
comme une corde, doux comme un coussin,
rebondissant comme une balle. Il tombe, il
dégringole, il se laisse prendre et plier.
C’est à ses conditions qu’il devient possible de courir avec lui, de prendre sa main à lui,
de se coucher sur son corps, de monter sur
son dos. Le danseur n’est pas un sujet qui
s’impose.
Enfin, parce que j’aime lire ce qui a été écrit à
l’attention des enfants, par des gens qui
n’étaient pas tout à fait en règle avec le monde
commun, j’ai pensé aux contes. Ce n’est
qu’après avoir relu Rapunzel, La Petite Sirène,
La Reine des Neiges que j’ai réfléchi à l’intitulé
de ce travail, « Au bois Dormant ». J’avais peut-être
été guidée. Peut-être aussi les contes
sont-ils les mieux à même d’ordonner
l’énigme, le mystère, le rien, ou l’autre chose.
Pour nous en tout cas qui obtenons des
images et des mots qu’ils donnent forme à ce
qui nous entoure.
Rapunzel est enfermée seule au sommet
d’une tour construite sans aucune ouverture.
Elle laisse pendre par l’unique fenêtre la
longue tresse des cheveux qu’elle a laissés
pousser.
Pour rejoindre celui qu’elle aime, La Petite
Sirène a obtenu de la sorcière qu’elle lui
donne des jambes. En paiement, sa langue
sera coupée. Incapable de parler, elle l’est
aussi de se faire comprendre, et de se faire
aimer. Elle finit par se fondre dans les filles
de l’air.
Le petit Kay a été frappé au coeur et dans les
yeux par les éclats du miroir diabolique
tombé du ciel. Privé de toute émotion, il
marmonne des chiffres. Il est emporté par la
Reine des Neiges dans un palais de glace où il
meurt doucement de froid.
On gardait trace, dans les contes, de ces
enfermements. Ils y prenaient la forme d’un
destin et puis d’une aventure. À leur manière,
les contes ouvraient des passages entre les
mondes.
À bon entendeur.
Si Thierry me proposait d’intervenir avec ce
matériel plutôt inopérant, les mots, c’est une
chose que je pouvais tenter. Un texte qui se
rapproche des contes, qui leur emprunte.
Sans savoir très bien à qui il s’adresserait
pour finir, ni à quel objet apaisant il pourrait
à son tour s’apparenter. Un texte qui tenterait
de faire ambassade.
Marie Depleschin
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