: Note dramaturgique
Un cauchemar
Le titre en dit long sur l’univers déployé par Schwab. Dans cette pièce, l’action ne
tend pas vers un climax, un point d’apogée. On est dans l’anti-climax, le point le plus
bas, la descente. On se trouve dans un mauvais rêve qui se joue dans un monde aux
allures de réel. Une réalité glissante où le vrai frôle l’irréel.
Il faut dire que l’ouverture de la pièce laisse imaginer un espace et une situation aux
limites du fantastique. Schwab semble tout réunir pour exprimer l’angoisse : la
cacophonie, l’abîme du vide, le sang qui coule. Ces signes très forts se succèdent
rapidement sur l’espace de quelques scènes, si bien qu’on a vraiment une sensation
vertigineuse. Qui est la petite Marie ? Où est-elle ? On lit en tout cas l’image de la
souffrance. Elle se frappe la tête contre les murs, et cette action évoque à elle seule la
détresse de quelqu’un qui veut abréger la douleur.
L’arrivée des autres personnages confirme la bizarrerie de l’atmosphère. Chaque
scène est séparée par une ellipse temporelle, et n’a pas réellement de début. Comme
si la lumière se rallumait et qu’un nouveau membre de la famille était présent, et qu’il
avait toujours été là.
Dans cet univers dangereusement mouvant, la petite Marie apparaît d’abord comme
la « bête souffrante » de la famille. Une sorte de victime innocente à sacrifier pour
soulager un monde décadent de ses maux. Toute sa famille est totalement régie par
ses pulsions : le père est alcoolique et incestueux ; la mère, complice tacite de
l’inceste, a pour seule préoccupation l’astiquage parfait de ses meubles ; le frère
consacre tout son temps à une masturbation compulsive.
La petite Marie apparaît comme le défouloir de toutes les figures qui l’entourent.
Tantôt on l’accuse d’être le noeud du malaise de chacun, tantôt elle subit les assauts
sexuels de tous (le père, puis un policier, un médecin).
La petite Marie porte dans sa chair les stigmates d’une société qui se dégrade. Tout au
long de la pièce, on parle de « la peste porcine sur son cul ». Il semble qu’elle est le
foyer malade d’une cellule familiale qui chavire, d’un rapport à autrui qui n’est que
barbarie. Son « cul galeux » est le sceau de son infamie. Il est aussi le signe d’un
monde pourri qui la gangrène peu à peu.
Mais l’originalité d’Anticlimax est de pousser plus loin le malaise. Certes, la petite
Marie est livrée en pâture à un monde sauvage. Mais les brimades qu’elle subit, elle
les reçoit avec une joie naïve, et un bonheur béat. Elle souffre, et c’est cela, sa
contribution au monde. La victime se délecte d’être victime. Quand on l’abuse, elle
rit. Donc pas de réelle victime, et par conséquent, pas de réel bourreau.
En fait, l’aspect inquiétant d’Anticlimax réside dans le fait que tous, y compris la
petite Marie, sont potentiellement des monstres. Et le tour de force de Schwab est de
traiter ces monstres avec une telle tendresse, qu’ils en deviennent profondément
humains et touchants. Ceux qui oppressent la petite Marie apparaissent comme les
fruits d’un monde défaillant. Ils sont les produits directs du malheur et de la misère
morale, d’une société, d’une époque, d’un Etat malades.
Univers troublant, dans lequel rien n’est acquis : les victimes se révèlent être des
bourreaux, les bourreaux des victimes, les monstres sont plutôt sympathiques et les
êtres fragiles se changent en monstres…
Une structure dramatique en miroir :
Le rythme proposé par Schwab est assez systématique : à peine une tension
dramatique naît elle que la scène est déjà finie, pour laisser la place à une autre qui
démarre au point zéro. De là, naît une temporalité traînante, où les événements perturbateurs surgissent brusquement pour s’évanouir aussitôt. De cette façon, il n’y
a pas de climax véritable, mais une succession de ratés. Ainsi, plane sur la pièce une
sensation d’effort. La narration, heurtée, peine à avancer en alternant des hoquets
d’action pure et des moments d’accalmie totale. On a l’impression que le fil narratif
est sans cesse coupé pour être rafistolé à la scène qui suit.
Mais ces saccades correspondent à une « destruction structurée ». Schwab morcelle
l’action tout en veillant à une progression dramatique très précise et soignée.
Ainsi, il est clair que la pièce est construite en miroir. Elle commence avec
l’apparition de la petite Marie. Puis au fur et à mesure la rejoignent les membres de sa
famille, puis le policier, le médecin, le prêtre. Tous vont disparaître exactement
suivant leur ordre précis d’arrivée, pour qu’à la fin, la petite Marie se trouve de
nouveau seule.
Cette régularité mesurée dans l’apparition et la disparition des personnages est très
significative. Elle fait que le spectateur suit le chemin de la petite Marie par étape et
donne un côté ritualisé à la pièce. La petite Marie devient l’héroïne d’un parcours
initiatique.
Au début de la pièce, la petite Marie va prendre à témoin ceux qui l’écoutent pour
exposer ce qu’elle ressent confusément et faire partager son questionnement sur sa
propre existence. Ce début est plutôt agité ! Un personnage surgit de nulle part pour
nous dire sa souffrance, puis la nie en affirmant qu’il n’existe même pas et qu’il n’est
que le personnage d’une fiction, pour se jeter ensuite contre les murs, comprendre
qu’il vit et vouloir mourir… La situation est bien celle d’un être perdu, désespéré, qui
cherche son identité. Mais l’originalité est que cette quête se déroule en live, sans
qu’on sache trop à quoi s’en tenir face à cette espèce de jeu autodestructeur… Il y a la
même une absurdité assez drôle : être face à un personnage qui veut en finir sous nos
yeux en se jetant contre un mur alors que la pièce vient de commencer !
Les scènes qui suivent construisent la mosaïque familiale et tracent le quotidien de la
petite Marie. Elles montrent à quel point les liens de cette famille sont pervers.
Chacun n’a d’yeux que pour ses obsessions, l’amour filial y devient inceste, ou simple
formalité. La quête identitaire de la petite Marie se poursuit : elle veut dépasser cette
réalité sordide et entraîner sa famille vers d’autres cieux. On sent que le quotidien se
répète inlassablement, que les quatre personnages sont pris dans un cycle. Le couteau
et le graissage au saindoux agissent comme des rites familiaux, qui perpétuent le
monstrueux équilibre de la famille. Mais la petite Marie, dans sa recherche d’ailleurs,
va briser ce système. Ce qui la fascine, elle, c’est la mort. C’est cet instant « magique »
qui lui semble la seule issue à cette vie de lions en cage.
Au milieu de la pièce, Schwab fait tout à coup intervenir le monde extérieur, comme
si c’était la dernière solution pour démêler ce marasme. Mais les discours sages et
ordonnés du policier, du prêtre et du médecin s’effondrent bien vite, et laissent
apparaître des êtres encore plus vils que ceux qu’ils sont venus sauver. La petite
Marie quant à elle, est ravie d’avoir de nouvelles oreilles à qui déverser ses idéaux et
s’agitent de plus en plus. Elle tourbillonne, semble habitée par une force quasi
surnaturelle. Elle devient l’élément perturbateur de la famille. Un danger qu’il faut
éradiquer.
Les dernières séquences sont de vraies « scènes d’annihilation ». Les personnages
vont s’effacer un à un. On décide de mettre à mort la petite Marie, qui parle trop,
s’émancipe trop, trouble l’ordre établi. Or, à la scène 12, surprise : c’est la mère qui a
disparu du plateau, sauvagement assassinée par sa fille. A la scène suivante, elle
supprime le père, puis gracie le frère qui va se perdre dans le néant. Le parcours de la
petite Marie trouve son aboutissement. Elle qui doutait de son existence au début de
la pièce, peut enfin exister. Le meurtre de ses parents est comme le sacrifice nécessaire à son accomplissement. Elle n’a pas tué par vengeance, mais parce que
c’est dans l’ordre des choses. Donner la mort est pour elle comme faire le présent
d’une infinie liberté ; c’est aussi la condition pour que sa douleur initiale s’arrête et
que la vie puisse (peut-être) commencer.
Une joyeuse destruction de tous les systèmes
Les personnages d’Anticlimax ont le point commun d’être à la dérive : ce sont des
inadaptés, des hommes et des femmes détruits par la vie. Le père de la petite Marie
explique confusément à sa première apparition qu’il doit sa médiocrité au « malheur
comme Jean-foutre qui bouffe le père ». Une existence ennuyeuse, un quotidien de
pauvre type le mènent à l’alcool et à « l’amour sale » avec la petite Marie. Il y a un
profond mal-être esquissé là : l’individu semble être en inadéquation avec le monde
autant qu’avec lui-même. Il erre, dans un univers sans point d’attache ni horizon.
Finalement, Schwab dépeint des monstres, mais avec une sorte de compréhension
pour leur violence. A vrai dire, il y a ce double aspect dans son écriture : d’un côté une
compassion pour le pauvre être humain écrasé par le monde, de l’autre un mépris
pour un monde stupide alimenté par la bêtise des hommes eux-mêmes.
Anticlimax est la métaphore de cette vision du monde tiraillé par la haine, où les
rapports humains sont impossibles et douloureux, où chacun est seul au milieu de
tous. Aussi, les personnages sont des archétypes : seule la petite Marie porte un nom,
les autres incarnent les grandes figures de la Famille (le Frère, le Père, la Mère) et de
l’Etat (le Policier, le Prêtre, le Médecin). Autour d’elle, Schwab recrée donc les grands
systèmes sur lesquels reposent notre société occidentale, et s’affaire à les détruire. Il
porte en dérision nos repères et en fait surgir les défaillances et l’hypocrisie. Ainsi, la
Famille devient le lieu d’une violence sourde, L’Etat un fantoche, la Religion un
mensonge.
Anticlimax met en scène une famille traditionnelle (un chef de famille, une mère qui
tient sa maison et ses deux enfants). Mais c’est l’harmonie mensongère d’un système
familial obsolète qui se manifeste. Le bonheur familial se mute en une façade
branlante qui laisse apparaître la guerre souterraine que se livrent ses membres,
comme si l’auteur nous donnait à voir l’absurdité du mythe social de la grande et belle
Famille La cruauté de Schwab transparaît quand il fait de la mère de la petite Marie le
garant de l’équilibre d’une famille atroce, de la permanence de la violence
domestique.
Toute la pièce renverse l’ordre moral, social, religieux avec un plaisir non dissimulé
de l’auteur. Cela dit, plus qu’une critique de la société ou des institutions, Anticlimax
pose un constat : celui de l’aliénation de l’homme par un système oppressant, et par
sa propre barbarie. La portée de la pièce est métaphysique : elle donne à voir des
êtres usés et vampirisés par leur environnement et leur propre finitude. Cette petite
Marie qui essaie de donner du sens à l’absurdité qui l’entoure est bien la marque d’un
malaise existentiel.
Ce n’est pas un hasard si la pulsion sexuelle envahit toute la pièce. Elle est le point de
rupture constant. Elle fait basculer toute normalité. Elle jaillit sans cesse,
incontrôlable, comme si Schwab avait débarrassé ses personnages de leur censure et
laissait échapper la bestialité de leur nature. Même les élans de la petite Marie la
transportent dans une extase mystique quasi orgasmique.
Schwab ne revendique rien. Anticlimax exprime simplement sa profonde tristesse et
le regard désabusé qu’il porte sur le monde. Mais son moteur d’écriture n’est pas la
volonté de dénoncer, d’accuser, de s’engager politiquement ou encore de tenir un
discours moralisateur. Schwab s’amuse. Il s’amuse avec la misère humaine, jongle avec la monstruosité et le désespoir de l’homme. Anticlimax ne propose pas une
action directe sur le monde, mais a la puissance de désamorcer le réel.
A mon sens, il faut lire Anticlimax comme une comédie brute qui invite à un théâtre
joyeux et jouissif, pas au drame. L’humour est toujours présent La dureté de ce qui
est dit est sans cesse contrebalancée par un contrepoint burlesque ou naïf. La
violence ou la sexualité crue y est traitée de façon tellement plate et triviale quelle fait
rire plutôt qu’elle ne choque. Je pense à la masturbation constante du frère par
exemple. Elle est tellement excessive, qu’au bout d’un moment, ce trop plein nous fait
rire. Il semble aussi parfaitement normal que l’état du cul de la petite Marie soit le
thermomètre de l’atmosphère familiale, et c’est cette banalisation qui est drôle. Quant
aux interventions du policier, du prêtre et du médecin, le renversement de leur
autorité est si rapide et si absurde, que l’on est plongé en plein burlesque. Nous ne
sommes pas sur le terrain de la vraisemblance, mais bien du théâtre, avec tous ses
artifices et son plaisir ludique…
La langue
La langue de Schwab témoigne du double aspect d’Anticlimax : gravité et légèreté,
souffrance et joie. La complexité du texte implique que les personnages vivent une
expérience douloureuse. Il est difficile de parler, de s’humaniser, de mettre en ordre
et en mots le chaos qui règne en soi. La parole dépasse ceux qui la produisent : soit les
mots résonnent en eux et sortent en un flot incontrôlé qui les surprennent euxmêmes,
soit ils tentent de s’appliquer pour domestiquer leur parole qui devient
maladroite, étrange, bourrée d’erreurs naïves. Tout fonctionne en tout cas comme si
ces êtres étaient possédés par ce langage qui les domine. D’ailleurs, ils parlent
souvent d’eux-mêmes comme d’objets, comme s’ils étaient dépossédés de leur
personne pour devenir des phénomènes étranges.
D’un autre côté, le langage est tellement fantaisiste, qu’il peut aider à souligner
l’humour qui se dégage du texte. La violence verbale deviendrait une joute, une
surenchère, où chacun balance des mots à l’autre sans bien saisir ce qu’il raconte,
mais juste avec le plaisir d’inventer la plus grosse insulte, ou d’être le plus méchant
possible…
Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné,
Je me connecte
–
Voir un exemple
–
Je m'abonne
Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.