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Couverture de Juste la fin du monde

Juste la fin du monde

de Jean-Luc Lagarce


Juste la fin du monde : Dire avec une infinie précision

par Jean-Pierre Ryngaert

Extrait d'un article de Jean-Pierre Ryngaert pour un livre à l'intention des enseignants du secondaire : Lire un classique du XXe siècle : Jean-Luc Lagarce.

Dans un contexte de créations contemporaines où la fable - la structure narrative - tend à s’amenuiser, et où le message a complètement disparu, du moins dans sa version lourde et démonstrative, les textes de J.L Lagarce s’exposent à un malentendu. Assez souvent, ils racontent des histoires, et ces histoires fournissent des pistes de sens à l’interprétation.


Pourtant, et Juste la fin du monde en est un bon exemple, on aurait tort de s’en tenir là et de ne pas s’attacher au travail sur la langue, au tissage subtil du réseau énonciatif qui apparaît comme le véritable matériau dramatique et fait résonner l’étrangeté d’une parole créatrice de vertiges.


Juste la fin du monde se soumet bien à l’épreuve du résumé, qu’on peut esquisser par exemple comme ceci :
Un jeune homme revient chez lui, dans sa famille qu’il a quittée il y a longtemps, avec le projet de dire. Dire qu’il va mourir. Et il repart sans avoir rien dit d’autre que les choses ordinaires qu’on se dit dans les familles quand on ne sait pas quoi se dire.


Rien de plus simple en apparence. Pourtant, techniquement, cette fable-là comporterait très peu d’actions et beaucoup de discours. Or, si l’on s’en tient à la stricte définition de la fable, « la suite chronologique des événements accomplis », peu d’événements se produisent. Si le cadre narratif est effectivement balisé par l’arrivée et le départ de Louis, l’essentiel repose sur les échanges au sein du huis clos familial.
L’histoire peut s’étaler sur un dimanche ou presque sur une année entière comme le précise la didascalie d’ouverture. La part narrative proprement dite est donc plutôt mince, d’autant plus que la « suspension d’esprit » comme disent les classiques, (notre « suspense » moderne) est écartée d’emblée. Louis annonce dans le Prologue qu’il va mourir et que cette mort est irrémédiable : « Plus tard, l’année d’après – j’allais mourir à mon tour - ».


Le lecteur dispose donc de repères simples, perturbés cependant par la dédramatisation immédiate dont on peut entendre un équivalent ironique dans le titre à travers le lieu commun populaire « ça n’est pas la fin du monde ». Mais peut-être bien que mourir, ou revenir, c’est justement une (la) fin du monde, et que le drame, est là, plus complexe si on veut bien le voir.


Comme toujours, les attentes du lecteur sont liées à sa propre interprétation de la fable, et débordent le récit minimal. Ainsi peut-on extrapoler sur les raisons du départ de Louis, sur sa maladie, sur son homosexualité probable, ou au moins sur sa différence. S’arrêter sur les sentiments, décider peut-être qu’il aime les membres de sa famille ou qu’il les a aimés. Mais rien de cela n’est explicite dans le texte, et l’affirmation trop entière d’enjeux massifs réduit la pièce à n’être qu’une « pièce sur » ; ce serait, par exemple, une pièce sur la mort, ou sur le SIDA, ou une pièce de plus sur la famille, à placer du côté du pathétique et du mélodrame. Or, le texte ne confirme jamais aucun des horizons d’attente les plus évidents et, comme la mort est chose entendue, il n’y a d’ailleurs rien à attendre.
Ainsi échappe-t-il au mélodrame familial, à un projet militant sur les sujets qu’on voudra, à la dénonciation grandiloquente de l’isolement des jeunes gens ou de l’incommunicabilité, à la tragédie d’une mort annoncée qui ferait pleurer, dans les chaumières ou ailleurs.


La pièce ne délivre aucun message, et pourtant elle frôle et évoque toutes ces questions avec une sorte de légèreté distraite, d’élégance palpable et de demi-sourire qui trouble les points de vue. Lagarce fait le choix de l’implicite, de l’à peine dit, plutôt que la formule définitive, et le texte repose entièrement sur la qualité des échanges. Le secret est au cœur même de l’écriture, dans la façon dont les personnages prennent la parole et partagent la même quête de l’infinie précision puisqu’ils parlent tous la même langue, celle de leur auteur. La cohérence naît du rythme commun, des jeux du partage et de la reprise, et d’une recherche infinie de l’exactitude. (...)


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