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Couverture de Juste la fin du monde

Juste la fin du monde

de Jean-Luc Lagarce


Juste la fin du monde : Extrait de la préface

par Jean-Pierre Sarrazc

Extrait de la préface à l'édition coll. "Classique contemporain", ed. Les Solitaires Intempestifs

Souvent un titre porte un secret, qui est celui de l’œuvre elle-même ; quelquefois ce secret est un message. Il peut même advenir que ce message s’avère intransmissible. C’est le cas de Juste la fin du monde dont le protagoniste, prénommé Louis, revient dans sa famille, après une très longue absence, afin d’annoncer sa mort prochaine, mais repart sans avoir rien dit à ses parents de sa maladie ni de l’issue fatale. Toute la pièce de Lagarce – l’un de ses textes les plus testamentaires, avec le Journal et Le Pays lointain –, tient dans cet écart temporel entre l’intention d’annoncer la (mauvaise) nouvelle et l’impossibilité de le faire. (...)


Mais ce qui démarque nettement Juste la fin du monde d’un drame de type psychologique, c’est l’inscription, dans la forme même de la pièce, de la partition entre deux espèces, deux castes de personnages. D’un côté, Louis, le nomade, à la fois personnage et narrateur d’une pièce qui s’écrit selon son point de vue, son regard, son écoute ; de l’autre, le quatuor des sédentaires – Suzanne, Antoine, Catherine et La Mère.
Dans l’ordre de la dramaturgie, Louis – qui sonne comme « Lui » – est l’héritier de toute une lignée de personnages déracinés : non seulement le Fils prodigue de la Bible, mais aussi Ahasvérus, le Juif errant, et Ismaël, le fils voué à l’exil qu’eut Abraham avec la servante Agar, le Jedermann ou l’Everyman des moralités du Moyen Âge et enfin, plus près de nous, l’Axel de Villiers de L’Isle-Adam, le Peer Gynt d’Ibsen, L’Inconnu du Chemin de Damas de Strindberg et tant de personnages du théâtre expressionniste allemand, qui, après s’être arrachés à leur milieu d’origine, ont couru éperdument au devant de leur destin solitaire et, le plus souvent, de la mort. Le Fils prodigue de la parabole reste un sédentaire avec un épisode de nomadisme.
Louis, lui, s’est définitivement désarrimé de sa famille, de son lieu de naissance ; il pourrait reprendre à son compte la profession de foi de L’Inconnu du Chemin de Damas : « Je n’ai pas de maison, mais seulement un sac de voyage ».
Dramaturgie du bout du chemin de la vie : Louis restera pour l’éternité un personnage – ou un spectre – en mouvement, un marcheur, un mort debout, un mort qui marche. (...)


Du théâtre de Lagarce, on pourrait dire ce que Tchekhov disait de ses pièces : « il ne s’y passe rien ». Des grandes actions prévues – effectuer son retour, annoncer sa nouvelle, délivrer son message – aucune n’atteint son but ni même n’accède à un début de réalisation. En fait, dans ce théâtre statique par essence, tout se passe à une autre échelle. À un niveau microscopique. Dans ce que Michel Vinaver appellerait peut-être la « capillarité de l’oeuvre » : une série de micro-actions entièrement portées par les différentes phases – ou figures – de l’échange verbal entre les personnages. Nous avons affaire à ces fameuses « situations de langage » dont Barthes affirme, dans un article sur Adamov recueilli dans les Mythologies, qu’elles ressortissent à une « réalité dramatique qu’il faudra bien finir par admettre à côté du vieil arsenal des intrigues, actions, personnages, conflits et autres éléments du théâtre classique ». (...)


Antoine, le frère récalcitrant de Louis, en atteste : « Rien ici ne s’est jamais dit facilement ». Et le retour inopiné du Fils prodigue constitue le puissant accélérateur de cette crise de langage. On remarquera que ces situations de langage dépendent moins de la parole des membres du cercle familial que de l’écoute de celui qui est venu se planter en son centre. Les autres personnages s’épanchent face à ce fils qui s’est métamorphosé en une sorte d’idole dont on ne sait si elle leur sera favorable ou hostile. Comme dans un potlatch, ils viennent déposer aux pieds de Louis, plus mort que vif, un flot, une véritable hémorragie de paroles quasi posthumes. Car, cette nouvelle de la mort prochaine, que Louis ne parvient pas à délivrer, que sa famille ne souhaite pas entendre, elle transpire, en vérité, par tous les pores de la peau du protagoniste.
Le rassemblement des paroles éparses de Suzanne, de la Mère, d’Antoine et de Catherine, leur lieu géométrique n’est autre que la conscience de Louis, personnage-rhapsode qui s’impose comme le narrateur et le témoin de sa propre épopée intime de Fils prodigue. En ce sens, Louis est sinon le porte-parole de l’auteur – au sens d’auctoritas – du moins celui sous la figure duquel la petite réunion dominicale, désespérément quotidienne et ordinaire, accède au souffle, à la puissance de l’oralité pour s’organiser en un véritable mythe contemporain de la vie familiale.
Et cette transmutation ne peut s’opérer que grâce au socle autobiographique de la pièce, je veux parler de ce Journal qu’a tenu Jean-Luc Lagarce et dont la matière sera très présente dans Le Pays lointain, réécriture testamentaire de Juste la fin du monde. À l’instar de Marguerite Duras, qui l’influença profondément, Jean-Luc Lagarce construit – loin de l’autofiction à la mode – sa propre légende personnelle, palimpseste de son œuvre dramatique.


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