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Couverture de Juste la fin du monde

Juste la fin du monde

de Jean-Luc Lagarce


Juste la fin du monde : Historique de l'écriture

d'après le ''Journal'' de Lagarce

Sélectionnés dans le Journal de Jean-Luc Lagarce, les passages suivants retracent l'historique de l'écriture de Juste la fin du monde:

Le projet de cette pièce a d'abord pour titre Les Adieux. Mais Lagarce choisit en mai 1988 de rebaptiser ainsi son roman Mes deux dernières années, les deux textes "portant sur le même sujet".

Quand il commence à travailler sur la pièce, il la nomme Et quelques éclaircies.
Ce n'est qu'au printemps 1990 à Berlin, où il s'attelle véritablement à l'écriture de la pièce, que Lagarce donne à cette pièce son titre définitif: Juste la fin du monde.

Jeudi 11 février 1988
Paris. Edgar-Quinet. 13 h 30.


Je vais m’atteler très vite à une pièce. Une pièce courte qui me trottait dans la tête depuis quelque temps.
Cela s’appelle Les Adieux.
Cinq personnages, la mère, le père, la sœur, le fils et l’ami du fils.
Le fils vient, revient. Il va mourir, il est encore jeune. Il n’a jamais vraiment parlé. Il vient écouter. Il est avec un homme. Ils passent une journée là à ne pas faire grand-chose. Ils écoutent.
La mère parle tout le temps. Éviter le silence, faire comme si de rien n’était.
On ne le dit pas, mais on sait que l’on ne se reverra jamais.


Mardi 1er mars 1988
Paris. Edgar-Quinet. 13 h 30.


Ai terminé à l’heure, comme convenu, Quichotte. Voilà. Ce n’est pas la chose qui me soit la plus personnelle mais je ne semble pas devoir – pour l’instant – en rougir.
C’est probablement un peu conventionnel, mais la musique va très certainement modifier les choses.


M’atteler très très activement désormais à Mes deux dernières années sur lequel je ne travaillais qu’à mi-temps. Cela se révèle plus long – la quantité à défaut de talent – que je ne le pensais.
Je ne vais plus faire que ça.
(Et réfléchir sérieusement toutefois aux Adieux qui au bout du compte portent sur le même sujet.)


Vendredi 4 mars 1988
Paris. Chez moi. 10 h 30.


Travailler sur Les Adieux. (Les Adieux nonchalants ?)
Mais se perdre complètement, totalement. L’Exercice de la raison. Cela s’appellerait Province. Une comédie, une chose (sic !) enlevée (sic !) et rapide (sic !).


Dimanche 1er mai 1988
Paris. Montparnasse.


La nouvelle de la semaine c’est le résultat du Front national, officine d’extrême droite avec Jean-Marie Le Pen candidat à la Présidence : 15 %. Soit quatre ou cinq millions de gens ayant voté pour les fascistes.
Mitterrand est en tête et Chirac avec un score minable sera le challenger.


On s’est réveillé avec la gueule de bois.
(Et cette petite « marée sociologique » n’est pas terminée, même si Mitterrand est élu, c’est probable, le 8 mai.)


Bien évidemment « cela » ne peut arriver dans notre beau pays ? Sûr, sûr. Cf. Le Monde d’hier de ce bon Stefan Zweig. Très très urgent (ce n’est pas une figure de style).


(…)


Bonne nouvelle (à confirmer demain) : Malakoff « prend » pour une semaine l’an prochain La Double Inconstance de Marivaux.
Reste à aplanir maintenant les véritables difficultés avec Llorca de plus en plus dans son trip « c’est moi le chef, après Dieu ».
Excellente nouvelle, ceci dit.
L’année sera bien remplie avec Jouhandeau et ce spectacle.
Et nous perçons doucement mais sûrement dans le « paysage culturel ».


(…)


Travail sérieux tous les jours sur Mes deux dernières années.
(Et si cela s’appelait Les Adieux ?)


Quel changement de situation professionnelle ! (C’était notre maxime de la semaine.)


Dimanche 12 juin 1988
Besançon. Fin d’après-midi.


Nouvelles / Récapitulatif :


– Ai été malade. Une grippe mal soignée peut-être. Ai songé à la mort. En étais un peu triste, le moins qu’on puisse dire.


– Ai terminé Les Adieux (ce qui lié à la maladie ne manquait pas de piquant symbolique).


Samedi 23 juillet 1988
Paris. 23 h 35.


La nouvelle du jour, de la semaine, du mois, de l’année, etc., comme il était « à craindre et à prévoir » (à craindre, vraiment ?).


Je suis séropositif


mais il est probable que vous le savez déjà.


Regarde (depuis ce matin) les choses autrement. Probable, je ne sais pas.


Être plus solitaire encore, si cela est envisageable.


Ne croire à rien, non plus, ne croire à rien.


Vivre comme j’imagine que vivent les loups et toutes ces sortes d’histoires.


Ou bien plutôt tricher, continuer de plus belle, à tricher.


Sourire, faire le bel esprit. Et taire la menace de la mort – parce que tout de même… – comme le dernier sujet d’un dandysme désinvolte.


Samedi 3 septembre 1988
Paris. Gaîté. 11 h 30.


Il y eut la deuxième série des examens, le médecin est revenu de vacances. Ils sont positifs mais c’est le contraire qui nous aurait surpris, non ?


(…)


Travail sur Les Héritiers.


Au fond, je sais travailler. Je ne suis pas un génie, mais je vais travailler et le travail va être – doit – être présent, tout le temps.


Vais m’attaquer encore à la version des Adieux. Théâtre.
La visite du grand garçon. Un ami, le père, la mère et la sœur.
Titre possible : Et quelques éclaircies.


Dimanche 9 octobre 1988
Paris. 16 heures probablement.


Lecture : Flaubert. Je ne lis pas vite je sais, mais je ne lis que le week-end. Je consacre mes semaines à Jouhandeau.


Tentative d’empoignade énergique de Les Héritiers. Régler ça et tenter de faire mes adieux avec Quelques éclaircies. Juste après.


Lundi 13 février 1989
Paris. Gare de Lyon. Midi.
(Retour à la citadelle.)


Problèmes d’argent un peu ennuyeux mais pas essentiels, jamais un sou de vaillant mais j’arrive tant bien que mal à régler au fur et à mesure les factures les plus urgentes.


Plan pour l’année qui vient (si les petits cochons ne me mangent pas, mais devraient-ils me manger que je pourrais finir, tant bien que mal, ce plan).
(Ceci n’est pas un euphémisme béat, on en est loin, mais une mise au point.)


– Espère reprendre Jouhandeau ce printemps encore. Mais m’efforcerai de le reprendre à Paris à l’automne.
– Même si je reprends Jouhandeau au printemps, répétitions de Music-hall et représentations en avril-mai.
– Où ? À Planoise, petite salle, ou si refus (possible) dans n’importe quel boui-boui de Besançon.
– Création – mais je n’y suis pour rien – de Quichotte en avril.
– Version définitive de Music-hall, rendre aux Attoun en mars (France Culture).
Quelques éclaircies, je me comprends, terminé en été.
– Refonte totale de Les Adieux pour dans un an même époque. J’aurai 33 ans, l’âge du Christ, wahou ! (Épisodes supplémentaires probables.)
– Adaptation des Mutilés pour l’été.
– Répétitions en février 90. Représentations mars-avril 90.


Faire moins l’imbécile.


Samedi 6 janvier 1990
Paris. Place Blanche. 13 h 40.


Répétitions de Music-hall. Bonnes, excellentes même, conditions et cela ne se passe pas trop mal. Surgère plutôt disponible, et après tout, c’est à moi de tenir le gouvernail.
Bonnes conditions, oui.


Tentatives – dans la tête mais ce n’est pas le pire endroit – de travailler sur un projet déjà mentionné : Quelques éclaircies.
Donc, le fils aîné va retrouver sa famille. Il est en train de mourir c’est ce qu’on sait et on parle de choses et d’autres. La Mère, le Père, le Fils Cadet, la Femme du fils cadet, la Sœur, le Fils Aîné donc et l’Homme qui vit avec le fils aîné. C’est une pièce sur la famille, le corps et sur l’enfance. GLUPS !


Jeudi 19 avril 1990
Berlin. Café Einstein. Kurfürstenstrasse. 13 heures.


Tentatives assez médiocres sur Quelques éclaircies. Cela faisait partie dans mon esprit de mon travail ici. Je n’avance pas, je ne fais rien, je bute contre ma propre incompétence. « Visite d’un fils à l’agonie », donc…


Mardi 1er mai 1990
Berlin. 20 h 30.


Suis allé à Paris de mercredi à hier. Révision des 20 000 kilomètres à l’hôpital Bichat. État stable, tout à fait en forme et même plutôt mieux. Rien de changé, « pas de nouvelles, bonnes nouvelles ». Ceci dit, quel endroit déprimant.


(...)


Ai acheté une bonne machine à écrire et me suis jeté sur Quelques éclaircies. Ce n’est pas la machine qui fait le style, mais un bon outil…


Lundi 7 mai 1990
Berlin. Ludwigkirchplatz. 18 h 30.


Je me lève tard, je me couche très tard, je travaille un peu et je passe l’après-midi à ne rien faire. Et voilà où passent vos impôts !


Je tente d’une manière assez volontaire et quasiment désespérée de travailler sur Quelques éclaircies. J’ai déjà dû recommencer dix fois le début mais ce n’est pas brillant. J’ai tué le père ce matin et chacun sait que c’est la meilleure chose à faire.


Mardi 22 mai 1990
Berlin. 21 heures.


Soir d’été. J’ai mangé dans une espèce de taverne en plein air, très « fête de la bière » avec orchestre et ambiance très « teutonne ». Je ne fais pas grand-chose. Je recommence à nouveau Quelques éclaircies. J’essaie d’être clair.


Samedi 26 mai 1990
Berlin. 13 h 30.


J’ai un peu avancé sur Quelques éclaircies que je songe à rebaptiser Juste à la fin du monde. Bon. Ça vous fascine ?
Et puis, je bute à nouveau, je pense qu’il y a là quelque chose d’important, tout près que je n’arrive pas à atteindre. C’est la première fois que je prends les choses avec autant de clairvoyance, ceci dit. Ce n’est pas bien, je recommence, je recommence. Appliqué. (Trop ?) C’est ma dernière pièce aussi, ou encore, si on veut être plus optimiste : après celle-là, si je la termine, les choses seront différentes.


On veut traduire et monter Music-hall au Brésil. Il est vrai que c’est une pièce « très brésilienne ».
Ceci dit, c’est une bonne nouvelle.


Mercredi 6 juin 1990
Berlin. 9 h 30.


Avancée, percée assez décisive sur Juste la fin du monde (ex-Quelques éclaircies). Je ne dis pas que c’est gagné, c’en est loin, mais il y a là comme le début de quelque chose, la trace même imparfaite de mon projet.


Samedi 9 juin 1990
Berlin. 23 heures.


Nouveau cahier. Suite du précédent, terminé cet après-midi.


J’avance un peu sur Juste la fin du monde, mais ce n’est pas ça, non, ce n’est pas ça.


Ce cahier est plus épais que les précédents. J’avais ça sous la main et je n’en faisais pas usage. Mais puisque je le pense, je le note, je songe qu’il sera le dernier puisqu’il suffira à me conduire aux extrémités. Nous verrons. Rendez-vous au volume XVII.


Dimanche 8 juillet 1990
Hambourg. 14 heures.


Ai terminé – et me suis offert cette balade de fait – Juste la fin du Monde. Mais c’est très décevant.


Visite du port – dans une sorte de petit bateau pour touristes –, belles images vidéo, je crois. Et jeu étrange avec une jeune femme, photographe, assise à côté de moi. Ma mère, est-ce que je ne serais pas hétéro ?…


Vendredi 1er février 1991
Paris. Edgar-Quinet. Midi.


Mon père a un cancer.
J’ai appelé Jean-Philippe Roy, le médecin de mes parents, celui-là qui, lorsque j’étais adolescent, me faisait des clins d’œil et qui me dit : « C’est bien triste qu’on se retrouve en de telles circonstances… »
Il m’a dit ce que ma mère et mon père ne m’ont pas dit (et que peut-être il ne leur a pas appris en termes aussi directs).
Mon père a un cancer du fumeur. C’est grave, sérieux et il va falloir tenir car le traitement – aussi aléatoire qu’il soit – sera difficile.


Je tremble comme une feuille pendant dix minutes dans le bureau.


(…)


Les Adieux refusé pour la seconde fois par POL.


Voilà.
Ne plus écrire qu’ici ? Après Les Adieux, Juste la fin du Monde et ce Journal vidéo, comme autant de fins.

in ''Journal ''de Jean-Luc Lagarce