: Les textes et leurs enjeux
Les Charmilles, texte de Jean-Michel Rabeux
Les Charmilles est un texte tiré du premier
chapitre du roman Les Charmilles et les morts de
Jean-Michel Rabeux. C’est le récit d’une enfance
passée auprès de corps amputés, accidentés, qui
reçoivent des soins dans la clinique Les Charmilles.
Ces souvenirs sont ceux d’un adulte, pas les
témoignages d’un enfant. A travers ces histoires,
se déclare un amour pour ce qu’il y a de mortel
dans le vivant.
J’ai choisi d’y incorporer, en plus, quelques bribes
de texte qui arrivent plus tard dans le roman, et
qui sont destinées au corps mort de « l’amour de sa vie », comme on dit.
L’évolution du regard porté sur les corps
Les Charmilles nous dévoile avec douceur des
corps meurtris. C’est une écriture chargée de désir,
qui parle du corps anormal, difforme. Ce texte a
été écrit en 1992. A la fin du 20e siècle.
Un siècle plus tôt, on pouvait voir des amputés, des
femmes à barbe, des nains, et d’autres « curiosités »
dans ce que l’on appelait des entre-sorts, des petits
théâtres de foire : on entrait pour voir un corps
anormal, puis on ressortait, on allait s’acheter
une gaufre, faire un tour de poney… Le regard
du spectateur était un regard curieux, amusé ; le
regard d’un homme sur un monstre, sur une bête
sauvage. Le regard de quelqu’un qui assiste à une
fête.
Après la Première Guerre mondiale, chacun
connaît dans son entourage un amputé, une
gueule cassée. Les entre-sorts sont alors désertés,
ces spectacles n’ont plus leur place, la douleur qu’ils
évoquent est trop forte. A cet instant, la médecine
commence à étudier de plus près tous les corps
anormaux, et donc aussi les amputés. C’est à partir
de là qu’un amputé n’est plus considéré comme
un monstre mais comme un handicapé (le film de
David Lynch, Elephant Man retrace très bien cette
mutation). La société reconnaît sa dette à celui qui
a payé le lourd tribut de son corps pour sa patrie
par le remplacement des membres amputés à
l’aide une prothèse, et par la réintégration sociale
de l’individu à la place qu’il a perdue. L’amputé
n’est plus exclu du monde social, il est recueilli
dans un hôpital.
Les théâtres forains vont définitivement fermer à la
fin de la Seconde Guerre mondiale, c’en est fini de
l’exhibition de l’anormal. Les corps amputés sont
désormais du domaine de la médecine. Ils n’ont plus
de place légitime au théâtre, la mémoire collective
a changé, le regard compatissant et chargé de
douleur sur ces membres manquants rend ce
genre de spectacle totalement irrecevable.
La représentation des corps dans Les Charmilles
Les corps amputés qui habitent Les Charmilles
ne sont pas des corps de guerre, ce sont des
accidentés, ou des malades. Mais ils portent en eux
l’héritage des massacres de notre histoire récente,
par le regard grave et effrayé que nous posons
sur leurs amputations, sur leur douleur. Il est donc
important d’avoir conscience des mutations du
regard du siècle dernier, sur ces difformités.
Parce que notre écoute et notre sensibilité pour
ces corps en sont imprégnées. Et surtout parce que
l’écriture des Charmilles questionne et bouleverse
ce qui se dégage de cette chair de clinique ; elle
en fait ressortir du mystère. Elle sacralise ces corps
et les retire du seul domaine médical.
Le Mort de Georges Bataille
Le Mort est une fable érotique, le récit fragmenté
d’une femme, Marie, qui se donne toute entière à
une série de supplices et de plaisirs érotiques après
la mort de son amant.
Avec ce texte, comme avec Mme Edwarda,
Histoire de l’oeil…, Georges Bataille cherche à
penser ce qui excède la possibilité de penser, à
gagner le point où le coeur manque, où l’horreur
et la joie coïncident dans leur plénitude, où l’être
nous est donné dans un dépassement intolérable,
qui le rend semblable à Dieu, semblable à rien.
Pourquoi mêler la vue du sang, l’odeur du vomi,
qui suscitent en nous l’horreur de la mort, au désir
et à la jouissance ? Si Georges Bataille s’intéresse
à la jouissance, c’est pour en toucher l’immédiate
limite : l’horreur. « Je ne suis en rien porté à penser que l’essentiel en ce monde est la volupté. L’homme n’est pas limité à l’organe de la jouissance. Mais cet inavouable organe lui enseigne son secret. »
Quel est donc ce secret ? Ce que cherche Georges
Bataille par l’érotisme et le dépassement des
limites c’est « le dépassement de Dieu lui-même ».
C’est ce dont nous parle Michel Foucault dans sa
Préface à la transgression. Depuis la mort de Dieu
et du sacré, il n’y a plus ni objet ni être ni espace à
profaner, or la transgression amorcée par Bataille
est une profanation, sans objet, « intérieure et
souveraine », une expérience de la sexualité qui
lie le dépassement de la limite à la mort de Dieu.
Mettre en scène ces deux textes ensemble, c’est donner encore plus de poids aux questions que chacun pose. Ces questions sont abordées par des écritures et des histoires différentes, mais elles s’enracinent aux mêmes endroits, elles viennent de très loin, elles sont éternelles… Comment la mort peut-elle éveiller en nous de l’amour ? Pourquoi un corps qui se révèle périssable devient-il à nos yeux, divinement beau ? Jusqu’à quelles limites peut-on porter ce corps pour y découvrir cette part divine enfouie en lui ?
Cédric Orain
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