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Accueil de « Trois hommes dans un salon »

: Propos de la metteur en scène

Une rencontre avec des acteurs
Dans la naissance de ce projet, le choix des acteurs est indissociable du choix du texte. Lors de ma première rencontre avec Grégory Gadebois, il m’a parlé longuement de Georges Brassens comme d’un artiste qui l’a accompagné depuis l’enfance et par lequel il avait accédé à la poésie. Le jour même, Guy Zilberstein me suggérait de lire Trois hommes dans un salon qui réunit, à l’initiative de François-René Cristiani, Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré. Aussitôt j’ai été fascinée par ce texte, je ne pouvais m’en détacher. Tout ce qui s’y dit est intéressant et actuel. La rencontre avec Grégory Gadebois me donnait une clef pour mettre en scène ce texte. Les idées sont venues ensuite naturellement. J’ai cherché des acteurs qui avaient des affinités profondes avec les chanteurs. Pour Léo Ferré, j’avais d’abord pensé à Daniel Znyk. Lors de son enterrement, à l’église, en entendant Laurent Stocker lui rendre hommage, j’ai reconnu la voix de Léo Ferré, non pas son timbre, mais une brutalité, une violence vocales proches de sa manière de parler. Il s’est avéré que Laurent était passionné par Ferré et qu’il le connaissait déjà très bien. Cette intimité est nécessaire pour affronter un personnage qui est aussi une personnalité connue, un mythe. Pour Jacques Brel, Thierry Hancisse, belge et fin connaisseur de son répertoire, semblait tout désigné, mais il n’était pas disponible. Éric Ruf s’est alors très vite imposé. Il évoque les pays du Nord, la mer… Comme chez Brel, il n’y a rien de banal, de quotidien chez lui. J’avais les trois hommes qu’il me fallait, le terrien, le cérébral, l’aérien, et une grande envie de les réunir. Face à eux, le personnage du journaliste est aussi très important. François-René Cristiani avait vingt-quatre ans quand il a eu l’audace d’organiser cette interview. Cette jeunesse, cette candeur a sans doute contribué à mettre à l’aise les trois invités. Stéphane Varupenne, qui vient de rentrer dans la troupe, se trouvera dans une situation un peu similaire, celle du jeune homme face à des comédiens qui sont là depuis plus longtemps.


Un texte inépuisable
Cette rencontre de Brassens, Brel et Ferré est un jalon essentiel dans l’histoire de la chanson en France. Ces trois artistes ont inventé quelque chose de nouveau dans leur domaine, un style qui rompait avec les générations précédentes. Depuis, nous sommes dans une continuité. Les chanteurs d’aujourd’hui, me semble-t-il, s’inscrivent dans la filiation de ces trois grandes figures. Ce qu’ils disent de Serge Gainsbourg, par ailleurs, me plaît ; c’est le lien avec la lecture que j’avais faite de ses chansons en 1998 et 2002 au Studio-Théâtre. Le texte de cet entretien est inépuisable et réserve des surprises. Les propos sur la solitude de l’artiste me touchent beaucoup, ainsi que la mise en abîme de ce qu’est un acteur ou la place de la chanson dans la maison. La présence de la mort est forte. Brassens est malade, Brel est très fatigué, Ferré est en forme, mais vient de perdre des animaux auquels il tenait beaucoup. Sur l’enfance, le discours est radical, violent, original, pas politiquement correct. Sur les femmes, ils jouent la provocation. Leur liberté de parole est cependant limitée ce jour-là par le fait qu’ils sont ensemble, il y a entre eux une retenue, une manière d’être sur la défensive qui fait penser au dernier duel - à trois ! - dans Le Bon, la Brute et le Truand. Ils se retrouvent sans se rencontrer vraiment. Leur manière de formuler les choses me convainc. Par exemple, je ne comprends pas grand-chose à l’anarchisme, avec eux c’est plus clair. Ferré est sans doute le plus sulfureux ; Brassens est contestataire, antibourgeois, jamais d’accord, anticlérical, antimilitariste, mais il est plus calme et donc entrait dans les foyers, c’est lui que je connaissais le mieux. Sa langue est sophistiquée, elle se déguste comme les bonnes bouteilles dont la plénitude et la richesse ne se font sentir que dans un deuxième temps. Sa sensualité ou sa colère n’apparaissent pas toujours d’emblée, elles éclatent après coup.


Une émission en direct
La mise en scène ne cherchera pas à reconstituer les circonstances précises de l’interview, de même que les acteurs n’ont pas été choisis pour leur ressemblance physique avec les trois artistes, mais pour une correspondance intérieure. Le lieu sera plutôt abstrait pour mettre en valeur la parole. Le mieux aurait été d’avoir des moyens de télévision, pour cadrer les acteurs, d’où mon rêve d’installer une tournette : les comédiens ne bougeront pas, la table bougera pour eux. Grâce au scénographe Yves Bernard, ce rêve est devenu réalité. Il a vraiment le sens de la proportion, et donc de la beauté, c’est ce qui compte pour moi. L’atmosphère en 1969 dans l’appartement des beaux-parents de Cristiani était très enfumée ; les volutes sont un personnage, le seul personnage féminin, elles sont Dieu aussi, « le fumeur de gitanes » de Gainsbourg pour moi, c’est impossible qu’il n’y ait pas de fumée. Les comédiens joueront avec des cigarettes sans peut-être les allumer, la fumée viendra d’ailleurs. J’aime bien jouer la dénonciation du théâtre et en même temps la force de la présence sur scène. À tout moment, le spectacle rappelle au public qu’il est au théâtre, et en même temps ce public a la sensation d’avoir réellement été présent à l’interview ce jour-là. Chaque représentation est une émission en direct, un plan-séquence qu’on ne coupe pas. Je voudrais retrouver dans le spectacle l’instantanéité, le moment unique qu’a été cet entretien. Je traite ce texte comme une œuvre théâtrale et je voudrais surtout en faire entendre le sens. Chacun des trois a un rythme différent dans la façon de parler qui crée le personnage. La lenteur de Brassens, la fausse désinvolture et l’engagement verbal de Brel, les ruptures, les variations de Ferré. Peut-être qu’avec les acteurs, on entendra mieux le texte que dans l’enregistrement initial, dans lequel l’auditeur est attiré alors par la forme, le son des voix, les accents. L’interprète peut infléchir le sens, dire les choses différemment. Ferré par exemple est mystérieux, angoissant ; Laurent est plus lumineux, il peut par cette distance éclairer le texte. Ce spectacle devrait donner envie d’écouter de la musique ou d’entendre de la poésie, le but pourrait être d’améliorer l’écoute des autres. C’est l’énergie que j’ai ressentie dans la salle des Van Gogh au Musée d’Orsay qui m’a fait mieux regarder les autres peintres, avec plus d’intensité, de curiosité. Les grands artistes ont cette capacité d’aiguiser les sens et la sensibilité au-delà de leur propre œuvre. Comme quand on voit dans le visage d’un enfant celui de sa mère, de manière fugitive, j’aimerais que l’on retrouve dans les acteurs la trace vivante de ce qu’étaient Brel, Brassens et Ferré. La ressemblance est comme une gifle. La justesse est dans le mouvement, la manière de prendre la pipe, de dire non, de lever la tête, pas dans l’imitation. Il faut accepter d’oublier pour ensuite par magie retrouver, ou pas, les choses ou les êtres, non pas illustrer, mais essayer d’inventer.


Anne Kessler, avril 2008
propos recueillis par Joël Huthwohl, conservateur-archiviste de la Comédie-Française

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