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Terre natale

+ d'infos sur le texte de Daniel Keene traduit par Séverine Magois
mise en scène Laurent Gutmann

: Entretiens

Le théâtre et la poésie sont pour moi très intimement liés. Je m’intéresse au théâtre en tant que poésie. Mes pièces ne sont pas « formalisées » en structures versifiées. Quand je dis poésie, je parle d’un langage où il n’y a pas un mot de trop, un langage porté à un tel degré d’incandescence qu’aucun mot n’est superflu.


Antérieurement à l’écriture, la poésie est issue d’une tradition orale qui exige, pour exister, la présence simultanée des spectateurs et du locuteur.


Il en est de même au théâtre : sans la présence des acteurs devant le public, le théâtre n’existe pas. Il existe en tant que texte que l’on peut lire mais son ultime réalité se situe dans la représentation.


Ainsi, quand j’écris pour le théâtre, j’ai le sentiment de pratiquer un art très ancien. Et j’essaye de retrouver une espèce de pureté dans la forme.


J’essaye de créer une situation ou un moment qui est d’une certaine manière extrême et qui pousse le langage à l’être aussi. Et il peut être de multiples façons : il peut être lyrique, très cru, vulgaire, violent... Si on considère un discours quotidien et une parole lyrique —disons, la poésie lyrique— je veux pouvoir les cacher l’un dans l’autre et découvrir le lyrisme, ou la beauté, ou la réelle violence dans le langage quotidien.


Daniel Keene
Entretiens, in Petits Cahiers de la Commune




Qui sont les personnages de mes pièces ? Ce sont avant tout des gens dénués de privilèges, qui n’ont aucun pouvoir. Pourquoi je choisis de créer des personnages comme ça ? Parce que je veux qu’ils ne soient rien avec eux, qu’ils n’aient aucune biographie, qu’ils ne soient rien au départ. Je veux créer des personnages au sujet desquels le public sera toujours prêt à présumer bien peu de choses (bien sûr un public aura toujours à présumer quelque chose au sujet d’un personnage sitôt qu’il entre en scène, mais je peux essayer de limiter ces présomptions et je peux tenter de les contredire).


Je veux que les personnages dans mes pièces vivent d’instant en instant devant nos yeux (ils ne peuvent rien faire d’autre) et qu’ils révèlent ce qu’ils portent en eux (ils n’ont rien d’autre à révéler). En désirant qu’il en soit ainsi, je ne suis en rien différent de n’importe quel autre dramaturge. J’ai simplement choisi certains moyens par lesquels tenter de réaliser mes désirs. Ces moyens sont déterminés par mes propres croyances sociales, politiques, artistiques et spirituelles.


Qui n’est pas meurtri ? Qui n’est pas seul ? Qui peut aimer sans crainte ? Qui peut exprimer son amour avec toute la force que l’on sent contenue en lui ? Quand les mots seuls suffisent-ils ?


Je veux que mes personnages hissent leur âme à la surface de leur peau. Je veux que leurs vies intérieures naissent et soient portées dans chaque geste, dans sa parole. Je veux qu’ils soient douloureusement réels (considérez la lumière qui se répand sur un paysage juste avant qu’éclate un orage : tout apparaît comme étant du dedans des choses elles-mêmes) ; c’est de ce genre de réalité douloureuse que je veux parler : douloureuse parce qu’elle semble trop réelle, trop intense, trop vivante, ce qui ne fait qu’accentuer le sens de notre mortalité, la conscience que nous avons de ne pas être éternels. Pourtant du fait que nous soyons temporels, c’est là que réside notre seule possibilité de transcendance : nous transcendons notre mortalité en l’acceptant plus pleinement. Vivre, c’est accepter la mort (parler, c’est accepter l’impossibilité d’exprimer autre chose qu’une partie de ce que nous voulons dire).


C’est peut-être là une vision tragique des choses. C’est peut-être également démodé. Cela réclame qu’un être humain vive « en bonne foi ». Cela réclame d’accepter les contradictions. Cela fait de la vie un plaisir difficile (au mieux) ou une difficulté dénuée de sens (au pire).
Mes personnages ne sont ni des philosophes ni des artistes. (…) Ce que la plupart d’entre eux ont en commun, c’est leur inaptitude à s’exprimer : mais ils ne sont pas toujours incapables d’énoncer ce qu’ils veulent dire, ce qu’ils ressentent, ce qu’ils savent. La plupart d’entre eux, à un moment donné, trouvent un moyen de façonner, à partir du langage dont ils se trouvent disposer, une parole qui est tout près d’exprimer la réalité de leurs vies.


Ils essaient tous de porter de la lumière dans un panier, de faire entrer un infini de douleur dans un dé à coudre.


J’écris des œuvres courtes pour des raisons à la fois artistiques et pragmatiques.


Raisons pragmatiques : j’ai commencé à écrire des pièces courtes parce qu’il était plus facile de mettre en scène des pièces courtes. Elles étaient moins chères à monter, réclamaient une distribution moins conséquente, convenaient à des salles plus petites. C’était aussi pour m’accorder une pause après les efforts requis pour écrire des œuvres plus longues (je venais juste de terminer Terminus).


Artistiquement, les pièces courtes présentaient certains problèmes / défis que je voulais aborder depuis un certain temps. Au centre desquels se trouvait l’idée qu’une pièce de théâtre est une forme de poème.


Qu’est-ce qu’un poème ?



Il faudrait un poème pour répondre à cette question : ce qui peut commencer à laisser entrevoir ce qu’est un poème.


Peut-être qu’un poème est une réponse imaginaire à une question inexistante. Peut-être qu’un poème est une condensation de sens au point de parvenir à une réalité unique et indéniable (si modeste soit-elle). Peut-être qu’un poème est de la musique déguisée en sculpture, elle-même cachée dans un tableau. Peut-être qu’un poème est quelque chose qui insiste sur sa présence au point de devenir pure présence. Peut-être qu’un poème est simplement l’espace entre deux silences (mais le silence après le poème est différent du silence qui le précède : le silence est altéré par le poème).



La poésie existait avant l’écriture. C’était un art oral. Pour exister – ne serait – ce qu’exister – la poésie exigeait que le poète parle ou chante en présence d’un autre. Le poème naissait dans l’oreille de l’auditeur.


C’était du théâtre.



Oour dire les choses les plus simplement, je me disais qu’il devait être possible d’écrire des pièces qui intensifient l’expérience en refusant d’inclure quoi que ce soit d’inessentiel. Je crois que c’est une chose que fait la poésie (la bonne poésie).


Entretien avec Daniel Keene, traduit par Séverine Magois

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