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Sœurs

+ d'infos sur le texte de Wajdi Mouawad
mise en scène Wajdi Mouawad

: Note d’intention

« Un temps de chien, un ciel de chienne


C’est arrivé du nord poussé par le vent. Une dépression majeure sur l’est du Canada, une chute de la pression atmosphérique, une remontée des températures qui demeuraient sous le seuil du point de congélation et le trajet Montréal - Ottawa prenait tout à coup de l’envergure ! On aurait dit la conquête du pôle Sud. Rafales de neige, poudreries et chaussée verglaçante traçant ses zigzags dans l’étendue opaline, obligeaient les conducteurs à dialoguer avec la possibilité d’une mort imminente, d’une fin brutale, d’une transformation du moins. L’état des routes était à ce point effroyable que les probabilités de se retrouver dans le fossé après avoir perdu le contrôle du véhicule devenaient, dans l’esprit des humains entraînés le long de la 40 ouest, des certitudes. Les essuie-glaces se couvraient autant de neige que de ridicule, une convention, un clignement inutile devant ce grand déferlement. Jamais la Capitale Nationale du Canada n’avait été aussi improbable, n’avait semblé aussi égarée au milieu de l’immensité glacée. Jamais l’espoir de voir surgir les immeubles du centre-ville, les toitures surréalistes de cette cité administrative n’avait été aussi réduit. Ottawa ! Unique objet de mon ressentiment... se répétait sans doute chaque conducteur. Ottawa, là où l’on patine avec allégresse le long du canal Rideau, là où il fait bon se retrouver, au coeur du centre commercial, là où les galeries d’Arts pullulent d’oeuvres picturales qui appellent à eux fauteuils, moquette et papiers peints assortis. Ottawa, « Grandes Maisons » en langue amérindienne, mais qui s’en souvient encore, qui se souvient des troupeaux de bisons traversant anciennement les plaines ? Qui se souvient des forêts oubliées ?


Au volant de sa Ford Taurus, Geneviève Bergeron pleure en écoutant la voix sublime de Ginette Reno: Je ne suis qu’une chanson... et Geneviève pleure, non pas à cause des élans pathétiques de la chanson mais, peut-être, parce que les mots, si puissamment portés par la voix de la grande diva québécoise, la renvoient à ce qu’elle ressent mais qu’elle serait bien incapable de nommer : ce qui n’est pas advenu dans sa vie et dont elle prend conscience, là, sous la tempête de la décennie. Roulant à 25 km/h, sur ce tronçon qui lui souhaite Welcome to Ontario, elle voit défiler ses manques. Elle, l’avocate brillante qui a voué sa carrière à la résolution des grands conflits, elle, la célèbre médiatrice, est incapable de nommer le moindre de ses désirs. Sa jeunesse est passée. Elle le comprend là. Elle pense au visage amaigri de sa mère, à la langue défaite de son père et au silence de la banquette arrière de sa Ford Taurus sur lequel nul siège enfant n’a jamais été attaché. Elle pense à cela, à ce vide soudain, à cet étrange brouillard qui vient de l’envahir.


Alors, l’envie d’arriver enfin à destination pour en finir avec cette conférence qu’elle a pourtant accepté de donner avec plaisir. « Hostie que j’ai mon voyage de jeter mes perles aux pourceaux » pense-t-elle. Mais elle a beau penser à son malaise, Geneviève ne sait pas encore combien sa coupe est pleine, elle ignore l’état dans lequel elle se trouve et n’a aucun moyen de deviner que la goutte dérisoire qui renversera son vase, l’attend, patiemment, dans la chambre 2121 du Novotel d’Ottawa où tout est si propre. Le hall d’entrée a d’ailleurs été entièrement rénové pour mieux correspondre à l’exigence de sa clientèle. Roulant sur l’autoroute dans la bouche de la tempête, Geneviève ne sait pas que la mécanique émotive qui la constitue depuis si longtemps est en train de se déglinguer.


Ainsi en va-t-il des prémices de Soeurs dont le pluriel appelle à une ouverture malgré l’unique interprète de ce spectacle. Car si Geneviève Bergeron est la première femme de cette tempête, rien ne laisse présager le surgissement de cette autre femme. Pourtant surgissement il y aura. Surgissement plus que rencontre. Collision pourrions-nous dire, collision qui sous-entend une contradiction dans la rencontre, collision qui fera de ces deux êtres féminins les réceptacles de la grande Histoire, de ses violences et de la manière avec laquelle l’intimité des êtres parvient à tenir tête aux brutalités du temps. »

Wajdi Mouawad

mai 2014

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