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Roman(s) National


: Mise en scène et écriture

Par Jade Herbulot & Julie Bertin

Notre création s’intéresse à la manière dont, dans les discours et les actes, la réduction de l’État à un appareil techno-rationnel produit un ensemble de fictions univoques, au service d’un certain roman national qui n’est pas nécessairement celui que l’on croit, sans en être moins dangereux.


Pour se faire, nous nous engageons, pour la première fois, dans une écriture de fiction, à la croisée de la fable politique, du récit d’anticipation et du fantastique. Nous avons choisi ces différents genres pour construire un cadre dramatique et plastique nous permettant d’explorer singulièrement cet étrange sentiment, souvent insaisissable, d’« être Français  ». En convoquant des forces magiques et invisibles, notre volonté est de faire se télescoper deux territoires a priori incompatibles dans notre imaginaire contemporain : la sphère politique et le monde des fantômes.


Un lieu, des époques


L’intrigue se situe à huis-clos, dans un avenir plus ou moins proche, peut-être dans un monde parallèle. Nous sommes dans l’un des grands salons art déco de l’ancien Musée de l’Homme récemment privatisé, établi dans le Palais de Chaillot. Nous avons ainsi fait le choix d’un décor réaliste qui joue de codes architecturaux familiers. De cette manière, nous donnons à voir la superposition de plusieurs époques. Celle de la construction du bâtiment, étroitement liée à l’histoire coloniale française, d’abord. Celle des expositions successives et de sa vocation de musée national, ensuite. Et enfin, celle de sa privatisation imaginaire et de sa transformation en un lieu de travail pour le parti Horizon. Dans la fiction, la signification de ce lieu se dédouble. En effet, nous racontons qu’avant d'être le QG de campagne de l’équipe de Paul Chazelle, les salons de ce Palais ont été investis par le Président récemment décédé et fondateur du parti. En d’autres termes, nos personnages héritent de ce lieu, ce qui, pour nous, est une manière de souligner leur filiation avec ceux qui les ont précédés.


Choisir les murs du Musée de l’Homme, c’est aussi choisir ces sous-sols qui renferment aujourd’hui encore près de 18 000 crânes (!) Un certains nombres d’entre eux ont été récoltés au XIXe siècle dans le cadre des premières études anthropologiques en Europe. À l’époque, une grande partie de ces travaux cherchait à prouver scientifiquement la supériorité de la race blanche sur toutes les autres. Ces crânes ont donc été scrupuleusement observés, mesurés, classés, puis exposés. Cette caractéristique du Musée de l’Homme, nous la mettons au service de notre fiction et de l’éclosion du fantastique. Il y a sur certains murs les traces impossibles à effacer d’anciennes expositions. Dans une alcôve, des boîtes négligemment oubliées renferment des crânes, ceux des anciens colonisés relégués au fond de vieilles armoires. Ce sont eux qui hantent notre candidat et bouleversent la conduite de la campagne. Nous en faisons les symboles de la violence refoulée du passé colonial dans l’inconscient de l’histoire française. La colère des fantômes gronde, les murs tremblent, et le lieu finit par se “réveiller”.


Dans cette perspective, la vidéo a plusieurs fonctions. D’abord, elle permet de situer les scènes dans la chronologie de l’intrigue. Outre cette fonction de marqueur temporel, elle s’inscrit dans l’intrigue elle- même puisque nous utilisons des caméras de surveillance dont les images peuvent être montrées ponctuellement en fonction des enjeux dramatiques. Ensuite, elle participe à la démultiplication des strates temporelles. Nous souhaitons afficher ponctuellement des citations qui mettent en jeu l’image du crâne, sans limite de corpus. Une phrase extraite d’un texte d’anthropologie peut succéder à une citation de théâtre. L’important est que cette intertextualité ouvre à d’autres significations et élargisse notre champ de significations.
De plus, elle fabrique aussi la texture du souvenir de Moïra, notre personnage narratrice, à travers les yeux de laquelle nous revivons cette campagne. Nous souhaitons que le plateau se meuve en surface de projection dans les deux sens du terme, pour ainsi dire. L’espace théâtral fonctionne comme lieu où se reconstitue la mémoire, et l’espace scénique comme surface plane où se vidéo-projettent des images qui illustrent de façon déréalisée le souvenir. Enfin, la projection vidéo sert également à formaliser les visions du candidat. Lorsque la nuit se réveillent les fantômes, nous assistons, à travers le regard de Paul, aux métamorphoses du QG.


Ainsi, nous tâcherons de métamorphoser ce lieu statique et institutionnel en un espace malléable, étrange et inquiétant. Tout l’enjeu est de dé-familiariser le bureau de sorte que puisse s’y déployer des forces occultes et menaçantes qui mèneront le candidat lui-même à saccager le siège de son parti.



De l’actualité à la temporalité du mythe


S’il nous faut témoigner de l’épaisseur historique du bâtiment pour pouvoir, par la suite, y convoquer ses fantômes et le détruire, il en va de même pour les personnages. Mettre en scène des hommes et des femmes politiques de pure invention, c’est nécessairement chercher à contourner différents écueils.
Le premier pour nous est celui du traitement médiatique. Abreuvés d’actualités que nous sommes quotidiennement via la télévision, les réseaux sociaux, nos smartphones, il ne nous semble pas pertinent de critiquer cet aspect du monde politique d’aujourd’hui. Au contraire, nous trouvons plus intéressant de jouer avec les connaissances des spectateurs en la matière. En somme, ce type d’images nous étant absolument familières, il n’y a pas à les montrer. Autrement dit, nous ne fabriquons pas ces hommes et ces femmes politiques comme les médias le font de nos jours, mais à partir de ce que l’on peut imaginer de l’intérieur de la machine. Que se dit-on en off ?
Comment se parle-t-on ?
Comment se regarde-t-on ?
Comment se meuvent les corps ?
Voilà les énigmes dont nous cherchons les clés dans la mise en jeu de nos personnages.


Autre écueil que nous tâcherons d’éviter : le traitement anecdotique des figures. Pour conjurer cela, nous prenons modèle sur un maître du genre de la tragédie politique : William Shakespeare. Prendre son oeuvre comme matrice, c’est aussi penser avec tous ceux qui l’ont imité après lui. Force est de constater que de nombreuses série politiques que nous aimons (House of cards, Rome, The Wire, Succession...) s’inspirent continuellement des motifs et des archétypes que le dramaturge anglais a déployés dans ses textes. Nous usons de ressorts identiques pour composer la texture de nos personnages et leur donner ainsi une épaisseur non seulement biographique mais aussi littéraire. Qu’ils soient fabriqués à partir de l’actualité, de l’histoire et de la fiction.


Que l’on puisse reconnaître à la fois

Chirac, Brutus et Iago. Que l’on se situe dans un temps mythique propice à l’éclosion de forces invisibles et inconnues. Que le théâtre, par sa forme elle-même, vienne critiquer et dénoncer l’artificialité d’un système de croyance.


Enfin, pour agencer des conditions propices à l’apparition du fantastique, nous donnons un cadre subjectif à l'énonciation. Ainsi, l’ensemble de notre fiction est racontée a posteriori par un personnage impliqué affectivement dans le récit. Dès lors, qui sait vraiment ce qui s’est passé ? L’action remémorée est donc peut-être sujette à transformations, métamorphoses, erreurs ou approximations. Nous tâchons également de flouter l’identité du destinataire, tout comme les contours du lieu et du temps d’où elle nous parle. Tout ce que nous voyons s’habille de tous les troubles du souvenir. À l’intérieur de ce cadre narratif, mûs par des enjeux à la fois politiques et personnels, nos personnages se démènent pour sauver leurs intérêts. Et c’est précisément cette dynamique qui les conduit à devenir d’une manière ou d’une autre, victimes de la colère des fantômes.


Au terme du spectacle, le fantastique et le surnaturel prennent le pas sur le réel, pulvérisant toutes les certitudes et les stratégies mise en oeuvre au préalable. Un peu à la manière de Il Miracolo de Niccolò Ammaniti, l’irrationnel vient piétiner et neutraliser tout ce qui était en marche, tout ce qui aurait dû advenir. Et il laisse émerger le paysage du subconscient de notre Ve République.

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