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Robert Plankett

mise en scène Jeanne Candel

: Méthode de travail

Jeanne Candel a sa propre méthode de travail. À la base de la pièce Robert Plankett, il n’y a pas de texte a priori mais un texte qui est venu en cours de route, pendant le travail avec les acteurs et suite à des séries d’improvisations sous contraintes. Jeanne Candel donne une consigne, parfois un mot-clé, parfois une situation, ou un canevas où ne sont décidés que le point A de départ et le point Z d’arrivée, et libre aux acteurs ensuite d’inventer les méandres pour relier A à Z ou pour illustrer le mot-clé. Les règles du jeu sont donc très ouvertes – une simple contrainte formelle ou un thème (le deuil mettons) – mais à chaque fois, il s’agit de venir les mains vides et d’inventer à plusieurs et en direct. En cela, la méthode Candel n’est pas sans ressembler à celles d’autres créateurs comme, par exemple, Pina Bausch.


J’ai été très marquée par Pina Bausch. J’ai vu Café Müller, Le Sacre du printemps quand j’avais seize ans et ça a été une vraie claque. Sans doute que ça a contribué à me rapprocher des pratiques de la danse, de la façon dont certains chorégraphes travaillent. Parce qu’en danse, souvent, il n’y a rien qui préexiste et il faut tout inventer sur place. J’ai aussi travaillé avec lemetteur en scène hongrois Arpad Schilling à la sortie du Conservatoire et on a beaucoup travaillé comme ça : on avait une consigne, les acteurs préparaient quelque chose, puis onmontrait et on parlait.


Arpad Schilling est, en effet, un metteur en scène connu pour son goût du brainstorming permanent : il arrive que lui et sa compagnie Krétakör se réunissent le soir après la fin d’une représentation pour discuter de ce qu’ils pourraient changer dans le spectacle et le testent illico le lendemain. Jeanne Candel a été très marquée par sa fréquentation de Schilling et en a retenu quelques leçons phares : notamment l’idée que l’acteur est un co-auteur. C’est même ainsi qu’elle a constitué le groupe à l’origine de Robert Plankett : en réunissant des gens qu’elle avait croisés dans les écoles et dans les stages et en menant des chantiers de création qui s’inspiraient des méthodes de Schilling.
Qu’ont-ils donc inventé ces acteurs-auteurs avec Robert Plankett ? Une histoire de deuil assurément, l’histoire de quelqu’un qui disparaît brusquement et relativement jeune, suite à un accident vascocérébral, et dont la mort totalement imprévue produit un déséquilibre profond dans le groupe. Mais si le sujet est grave, la façon de l’aborder est, elle, plutôt légère. S’atteler à un sujet lourd, pénible, d’accord, mais l’alléger, le traiter avec douceur et humour. Il y a comme une volonté de se réconcilier avec l’absence, avec la mort, pour autant que cela soit faisable, précise Jeanne Candel. Parler de ceux qui restent, mais en faisant en sorte que ceux qui restent puissent rire autant que, et même plutôt que, pleurer. Et même laisser une chance à celui qui est parti, car malgré sa mort, Robert Plankett, débarque sur scène pour nous raconter les circonstances de sa mort. Ce choix de légèreté et de douceur entraîne avec lui un certain nombre de conséquences : par exemple, pas du tout d’emphase, ni de pathos,mais une volonté de s’appuyer sur la vie quotidienne, sur les gestes de tous les jours, sur l’ordinaire des choses et des gens. Robert Plankett est une pièce construite sur deux niveaux, au moins : celui très pragmatique des choses à faire après la mort brutale de quelqu’un – résilier les contrats, annuler les rendez-vous, ranger et donner les vêtements – et celui des sensibilités, des tempéraments, des émotivités de chacun : il y a celui qui se tait, celle qui organise comme une folle, celui à qui la présence de la mort donne une énergie sexuelle et amoureuse décuplée.


Ce sont des corps très simples dans cette création : ils sont très proches de la vie, très quotidiens, pas du tout sublimés. Et ce qui m’intéresse, ce sont de petits sauts, de petites incursions, griffures qui vont déranger ce réalisme, cette banalité. Mettre sur scène un acteur dans une détente absolue, comme s’il était chez lui,me semble aussi dangereux qu’inventer des jeux ou des dynamiques outrés.


Le corps naturel fonctionne donc comme une base pour cette pièce, et c’est à l’intérieur de cette base, que s’introduisent les écarts, les bizarreries, les boursouflures. On en donnera ici qu’un seul exemple pour éviter de trop dévoiler le spectacle. L’ancienne compagne de Robert Plankett a une obsession : vider le frigo de son amant. Au cours de ce grand nettoyage, elle tombe sur un poulet congelé qu’ils avaient prévu de manger ensemble. Elle décide de le jeter. Mais a-t-elle bien fait ? N’aurait-elle pas dû le manger en souvenir ? le garder pour toujours ? Qui ou quoi a-t-elle jeté exactement en jetant ce poulet ? Obsédée par cette bestiole, elle finit par improviser une lap dance avec un poulet déplumé. D’une préoccupation réaliste et quotidienne, le spectacle voyage ainsi avec son personnage vers un univers à la fois onirique, drôle et légèrement « dégueulasse. » C’est probablement ce genre de scène qui ont incité la critique Joëlle Gayot, dans un article récapitulatif sur la jeune scène française à ranger Jeanne Candel parmi les « faux rêveurs » en compagnie, entre autres, d’Yves-Noël Genod. Et Joëlle Gayot d’ajouter cette définition qui semble tout à fait pertinente : « Avec ces artistes, la scène semble flottante, imprécise…Ce théâtre qui ramasse sur les plateaux des objets de toute nature est arpenté par des acteurs blagueurs dont la présence s’équilibre entre ironie et gravité. Les sensations y relèvent de l’impalpable, de l’onirique. La durée distordue ne répond plus à ses critères habituels. »
La durée est distordue,mais l’espace aussi bien. Une des choses qui obsèdent Jeanne Candel est la miniature[1].


Je suis obsédée par les miniatures, par les choses petites, et par la façon dont les miniatures peuvent devenir puissantes. Par la façon dont une petite chose peut prendre une ampleur énorme. La force du détail, en somme. Durant la pièce, l’une des actrices montre des détails de son corps pour raconter son histoire avec Robert Plankett. Elle raconte le jour de la rupture entre elle et lui,montre lamalléole de sa cheville et dit : « ça, c’est la boule que j’avais dans la gorge. » C’est elle qui l’a écrit, ce texte, mais ensemble nous avons beaucoup travaillé sur les moyens d’utiliser des détails intimes et décalés pour produire de la fiction.


De ce point de vue, le cinéma – avec ses zooms et ses gros plans – est un modèle pour Jeanne Candel, mais plus encore la peinture classique qui fut et reste une source vraiment importante d’inspiration pour elle. Parce que dans la peinture classique, le détail peut porter une signification essentielle pour comprendre l’image, ou pour en modifier subrepticement, subversivement, le sens. La scénographie de la première partie de Robert Plankett s’inspire d’ailleurs de cette idée du détail pour faire voir et découvrir la vie de cet homme trop tôt disparu. On ne dévoilera pas ici l’espace scénique,mais il est entièrement construit sur l’idée que les choses se découvrent et se comprennent non pas en blocs, mais bout à bout, détail après détail. Parce que le détail peut avoir plus de profondeur incisive que l’ensemble ou la totalité. Parce que c’est une petite griffure peut-être seulement, un détail,mais qui fait saigner – ou rire.

Notes

[1] Joëlle Gayot, "La Ouf Génération !" dans "Ubu, Scènes d’Europe", n° 48 / 49, juillet 2010.

Stéphane Bouquet

octobre 2010

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