theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Rivage à l'abandon/Matériau Médée/Paysage avec Argonautes »

Rivage à l'abandon/Matériau Médée/Paysage avec Argonautes

mise en scène Marc Liebens

: Entretien avec Heiner Müller

Réalisé par Urs Jenny et Hellmuth Karase (Der Spiegel n°19 / 1983)

Spiegel. Monsieur Müller, votre nouvelle pièce au titre compliqué. Rivage à l’abandon Matériau- Médée Paysage avec Argonautes, traite de Médée. C’est là non pas un sujet historique mais mythique, donc préhistorique. Ne vous éloignez –vous pas toujours davantage du présent ?


Heiner Müller : « Nouvelle », ma pièce ne l’est que jusqu’à un certain point ; pour une part elle est faite de restes. Le texte tel qu’il se présente actuellement, a été écrit à des époques très différentes. Mes pièces sont, pour la plupart ainsi fabriquées. La première partie, par exemple, Rivage à l’abandon, à quelques lignes près, date d’il y a trente ans. La partie centrale date pour moitié d’il y a quinze ans environ. Seule la dernière partie, Paysage avec Argonautes, est réellement nouvelle.


S. : Cette pièce est-elle un poème autobiographique ? un poème de rêves, de voyages, d’angoisses dans lesquels ce ne serait pas Jason, le voyageur et conquérant mythique, mais Heiner Müller, qui parlerait ?


H.M. : On peut dire cela comme ça.


S. : Qu’est-ce qui vous a intéressé précisément dans ce mythe ?


H.M. : L’épisode de Jason est le plus ancien mythe d’une colonisation, au moins chez les Grecs, et sa mort indique le seuil, le passage du mythe à l’histoire. Jason est écrasé par son propre navire.


S. : Mais le mythe de Médée – la barbare de Colchide, qui trahit son peuple par amour du conquérant grec Jason, et le suit dans sa patrie où elle est ensuite trahie par lui et se venge cruellement-, vous le racontez tel qu’il est transmis depuis toujours. Quelle en est l’actualité pour vous ?


H.M. :Je crois que cela se passe et se répète toujours ainsi.


S. : Pourriez-vous nous en fournir une interprétation ?


H.M. : Pourquoi le devrais-je ?


S. : Médée est-elle une citoyenne de la RDA qui se laisse attirer à l’Ouest par son amant ? est-elle une tchèque qui, en 1968, se commet avec un occupant russe ? est-elle une vietnamienne qui sort avec un Yankee ?


H.M. : ça fait déjà pas mal de bonnes interprétations.


S. : Vous voudriez que Médée soi tout cela en même temps ?


H.M. : Elle peut être aussi bien une Turque en RFA. Tout ce que vous voudrez.


S.  :  Pourquoi  dites-vous  que  lorsque  Jason  est  écrasé  par  son  navire,  cela  signififie  la fi fin  du mythe et le commencement de l’histoire ?


H.M. : L’histoire européenne, telle qu’elle s’est déroulée jusqu’à maintenant, commence avec la colonisation. Que le véhicule de la colonisation écrase le colonisateur, cela laisse  présager  de  sa fin.  C’est  la  menace  de  cette  qui  est  actuelle.  La  «  de  la  croissance ».


S. : Et vous croyez qu’un spectateur de théâtre va comprendre ça ?


H.M. : Ce n’est pas mon problème, c’est celui de la mise en scène.


S. : Depuis vos toutes premières pièces, le thème central est la trahison et le rapport entre la trahison et la mort. Dans une scène de La Bataille il est question d’un ancien communiste qui a trahi ses camarades en 1933 ; dans la pièce didactique Mauser, située après la Révolution Russe, un déviationniste doit être exécuté, dans votre avant-dernière pièce encore, La Mission, où il s’agit de la libération des esclaves à la Jamaïque, les idéaux de la Révolution Française sont trahis. Dans toutes ces pièces, vous prenez clairement parti. On sait bien qui est le traître et qui représente la bonne cause. Avec Médée, c’est tout à fait différent : L’idée, l’espoir même d’un progrès ont disparu. Médée trahit son peuple par amour pour Jason, Jason trahit Médée pour l’amour d’une autre : aucun parti n’est pris, il n’y a plus qu’un enchaînement aveugle de la trahison et de la mort.


H.M. : Je vous l’ai déjà dit, Médée contient de vieux matériaux : je voulais l’écrire il y a quinze ans.


S. : Mais c’est aujourd’hui que vous décidez d’achever et de publier ce texte où l’histoire apparaît comme un processus aveugle et où plus personne n’a raison.


H.M. : C’est une des interprétations possibles.


S. : Votre oeuvre tourne avec une grande persévérance autour du thème de la trahison. Y a-t-il là-dessous des expériences personnelles ?


H.M. : Oui. Quand mon père a été arrêté en 33, j’ai compris ce qui se passait. On a jeté pêle-mêle ses livres, on l’a frappé, et moi j’ai regardé par le trou de la serrure – ce qui est aussi une situation théâtrale-, et puis je suis retourné dans mon lit.


S. : Vous aviez quatre ans à cette époque ?


H.M. : Oui. Et puis la porte s’est ouverte, mon père était encadré par deux SA, et il m’a appelé. J’ai fait semblant de dormir. C’était ça, ma trahison. Plus tard, mon père était chômeur après sa libération du camp de concentration, je rentrai un jour de l’école avec une rédaction à faire sur les autoroutes. Il m’a dit d’abords : tu n’auras pas trop de mal à te donner, mais après le repas il me dit : je vais t’aider. Et puis il a mis une phrase dans ma rédaction : c’est une bonne chose qu’on construise des autoroutes parce qu’ainsi mon père retrouvera peut-être du travail. C’était là pour moi une autre expérience de la trahison.


S. : Dans l’univers de vos pièces, la trahison est punie de mort, inéluctablement. Il n’y a pas de pardon. Il s’y trouve parfois aussi des idées qui remettent à un monde au-delà de la mort l’accomplissement de l’utopie révolutionnaire. Il est…


H.M. : Où avez-vous lu ça ?


S. :…Il est question, par exemple dans Ciment, ou dans la Mission, de l’espérance en une résurrection des morts. De telles idées, selon vous, s’accordent-elles encore avec le marxisme, avec des convictions rationnelles et politiques de ce monde ?


H.M. : On ne peut pas, à mon avis, mettre en parallèle aussi simplement la politique et l’art. Quand on traduit une idée en image, soit l’image devient bancale, soit l’idée explose. Moi je suis plutôt pour l’explosion. Je trouve que Genet a formulé cela avec beaucoup de précision et de justesse : l’unique chose qu’une oeuvre d’art puisse accomplir c’est d’éveiller le désir d’un autre état du monde. Et ce désir est révolutionnaire.


S. : les pièces de Genet sont des fêtes funèbres.


H.M. : Genet est un auteur révolutionnaire.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.