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Mort d'un commis voyageur

+ d'infos sur le texte de Arthur Miller traduit par Jean-Claude Grumberg
mise en scène Dominique Pitoiset

: Désespérément déplacer le réel

Willy Loman n’est pas au bon endroit. Pas au bon moment. Il se démène avec ses décalages, qui provoquent son immense fatigue, sa grande tristesse. Il rentre chez lui alors qu’il devrait être sur la route. Il vit à Brooklyn où les immeubles lui cachent l’horizon, alors qu’il rêvait de grands espaces pour lui et pour sa famille. Il se heurte à l’indifférence générale, dans un monde où tout ce qui compte est de rapporter de l’argent, alors qu’il ne cherche dans son métier qu’à être aimé et reconnu, de ville en ville, de rencontre en rencontre. Sans vraiment se l’avouer, il est exclu de quelque chose. Il a été laissé sur le bord de la route.


Alors Willy déplace le réel. Fait de petits arrangements avec le temps. Ouvre des espaces dans les possibles.


Les sauts dans le temps, le mélange des réalités ne sont pas seulement les effets de la conscience troublée de Willy visité par son passé et par ses fantômes, ils sont aussi le signe d’un refus pour le personnage de vivre le présent qui s’offre à lui. Ce qu’il refuse de toute sa tête, c’est cette fin de carrière qui n’a pas été un envol, une ascension de marche en marche selon les injonctions du capitalisme, mais une lente déchéance, physique, morale, professionnelle, familiale. Willy ne peut pas vivre ce présent-là sous le regard de ses fils. Alors il revient sans cesse en arrière dans la projection de son film personnel, au moment où il se croyait le plus heureux, jouant au ballon avec ses garçons autour d’une belle voiture, sous le regard envieux, ou ainsi le croyait-il, des voisins. Au moment où un départ pour le Grand Nord et son argent facile était encore envisageable.


Mort d’un commis voyageur est l’histoire d’une série de mensonges organisés. À l’échelle d’une société, à l’échelle d’une famille et à l’échelle d’un individu. Mensonges gigognes, ils se répondent, se provoquent, s’entretiennent, et finissent par grignoter les liens, par créer les malentendus, les gouffres qui s’installent entre les êtres et surtout en chacun d’eux. La société, dans les images qu’elle propose, ment à Willy, Willy ment à sa famille, il se ment à lui-même, et, pour le protéger, ses fils et sa femme finissent par ne pas avoir d’autre recours que de lui mentir. Mort d’un commis voyageur, c’est l’histoire du moment où l’architecture de mensonges cesse de soutenir la vie d’une famille. Ce moment terrible où s’ouvrent, une à une, toutes les béances. C’est l’histoire d’un effondrement programmé, et le moment pour chacun des personnages de faire face à ce qu’il est, et non pas à ce qu’il aurait rêvé d’être, ou qu’on aurait rêvé pour lui. Quant à la mort de Willy, elle n’est pas un suicide lié à une découverte impossible à surmonter, elle n’est par résolution, dépassement de rien du tout, mais la mise à l’oeuvre d’un dernier espoir, l’ultime mensonge à soi, venu du plus profond des illusions de Willy : celui que ses fils pourront enfin monter leur affaire et réaliser ce dont leur père a rêvé pour eux.
Mais peu de personnages de théâtre sont aussi attachants que ne l’est Willy, en pleine souffrance, se débattant comme il le peut contre une réalité qui l’agresse, colmatant tant bien que mal les brèches une à une, au mauvais endroit, au mauvais moment, allant chercher l’énergie de déplacer des montagnes pour simplement rester en place.

Mariette Navarro, dramaturge

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