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Mort d'un commis voyageur

+ d'infos sur le texte de Arthur Miller traduit par Jean-Claude Grumberg
mise en scène Dominique Pitoiset

: No Loman’s land

Willy Loman rentre chez lui. On ne l’attendait pas avant plusieurs jours. What happened, lui demande sa femme, que s’est-il passé ? Rien, répond Willy, nothing happened. Il a failli sortir de la route, il aurait pu tuer quelqu’un – de simples possibilités, rien de réel, inutile de s’y attarder. C’est peut-être sa vue qui baisse, à moins qu’il ne commence à perdre la tête. Comment savoir ? Willy Loman, ces temps-ci, se montre dangereusement distrait. Il lui arrive même de se laisser envahir par l’instant présent, la douceur du vent sur la route, la chaleur du soleil, la beauté des arbres. Il en oublie qu’il est au volant. Willy Loman rêve, et il n’en revient pas.


Il rêve comme à son insu, lui, l’homme pratique, le travailleur toujours sur les routes, le bricoleur infatigable… Miller, par petites touches et différents accès, nous fait entrer dans ce rêve au statut incertain. Il y a un peu plus de trente ans, Giorgio Strehler, à propos de La Cerisaie de Tchekhov, faisait remarquer que toute grande oeuvre dramatique dispose l’une dans l’autre trois « boîtes chinoises » : celle du Vrai, « succession de petites péripéties » dont les strates finissent par constituer la biographie ; celle de l’Histoire, qui rend compte du « mouvement des classes sociales » et de leur « rapport dialectique » ; celle enfin de la Vie, où se dessine la « parabole éternelle ». Mesurée à cette aune, Mort d’un commis voyageur est incontestablement une très grande pièce, car le Vrai, l’Histoire, la Vie s’y emboîtent ou plutôt s’y entrelacent de façon exemplaire : à la fois lumineuse et complexe.


Miller monte le destin de Willy comme un long-métrage, et l’on croit d’abord à une ruse d’écriture visant à emprunter au cinéma sa liberté d’allure et l’efficacité de ses ellipses. Mais les effets proprement théâtraux d’un tel montage portent loin. Nous voyons Willy quitter le présent, y revenir, se replonger à nouveau à différentes époques où toutes les perspectives qui depuis se sont bouchées semblaient encore s’ouvrir comme autant de promesses ; nous voyons sa famille et ses proches jouer leur propre rôle dans son théâtre intérieur. La situation présente se double ainsi, détail par détail, d’un contrepoint personnel ou collectif qui contribue à l’expliquer ou à la critiquer ; et de loin en loin, d’autres silhouettes visibles ou non – celles d’un père admiré et tôt perdu, celle d’un grand frère parti au bout du monde – se tiennent sur la frontière mouvante entre donnée objective et mythe personnel. Ce n’est pas seulement le récit qui se libère ici du carcan de la stricte chronologie : c’est aussi, dans toutes ses nuances, le désordre mental du protagoniste qui trouve un équivalent scénique concret. À cet égard, la pièce fonctionne à la fois comme un documentaire impitoyablement factuel et comme un portrait, voire un autoportrait inconscient de Willy.


Reste la Vie, ou la « parabole éternelle ». Pourquoi et comment Willy Loman se retrouve-t-il acculé en ce point précis de son existence ? Il se croit fils d’un séduisant inventeur, musicien errant de ville en ville, libre de ses mouvements. Il s’imagine frère d’un explorateur marchant au-devant des richesses du monde, qu’elles soient en Alaska ou en Afrique. Lui aussi a voyagé ; lui aussi a arpenté la terre, ouvrant de nouveaux domaines au profit de sa firme. Au fond, il n’a jamais cessé de se rêver en pionnier des origines, devant tout à son seul charme, à son énergie, à son sens de l’initiative qui se moque bien de toute règle (ses deux fils incarnent chacun, parfois jusqu’à la caricature, l’un des versants de leur père ; Biff, l’homme du grand air, incapable de se fixer, est un kleptomane compulsif ; Happy, le tombeur de ces dames, est toujours prêt à faire plaisir et à esquiver les difficultés au prix d’une nouvelle promesse). Willy n’a jamais oublié l’exemple de Dave Singleman (a single man : un homme seul et/ou célibataire), qui vendait toujours, par téléphone, depuis son hôtel, à quatre-vingt-quatre ans passés. Son idéal professionnel, non dénué de paradoxe, est donc celui d’un homme qui, sans cesser de voyager, a cependant travaillé sans quitter sa chambre – d’un homme qui a pu (qui a dû ?) gagner sa vie jusqu’à sa mort ; d’un homme seul qui a eu la chance de vivre en un temps où la parole donnée, la personnalité, l’amitié avaient encore quelque valeur. Est-ce donc l’époque qui a changé autour de Willy ? Est-ce Willy qui a vieilli, qui s’est usé à tenter d’accumuler un capital humain ou financier en ne comptant que sur soi-même ? Tous ses rêves – les illusions ou les mensonges dont il s’est aveuglé tout en voulant éblouir autrui – ne sont-ils que des erreurs, ou seraient-ils aussi les effets d’un système, l’un des visages, parmi des millions d’autres, du Grand Rêve Américain ?


Il y a, vers la fin de la pièce, une scène saisissante – à la fois subtile et grandiloquente, douloureuse et grinçante, inextricablement. Willy a quasiment pris la décision de se tuer. Un dernier détail le retient sur la pente fatale : son fils pourrait le mépriser d’avoir commis un tel acte. (Quel fils ? Biff, bien sûr : Willy, autre « erreur » poignante, n’a jamais caché sa préférence pour son aîné). De son côté, ce fils, ce même soir, a décidé de dire enfin la vérité (mais non pas tout entière ; il se peut d’ailleurs que sa mère en ait quelque soupçon, mais ceci est encore une autre histoire). Comme dans tant d’autres pièces américaines, comme dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, conformément à la parole de l’Évangile, « la vérité vous rendra libres ». Mais la liberté peut être ravageuse, voire mortelle (We’re free… We’re free… « Nous sommes libres… nous sommes libres… » tels sont les derniers mots de Linda sur la tombe de son mari, et c’est ainsi que s’achève la pièce). Biff va non pas dire, mais montrer à son père qu’il l’aime – et pour une fois, son père le comprendra. Or c’est précisément cet amour enfin manifesté qui va précipiter la tragédie. En effet, du moment que son fils l’aime, Willy peut partir sans crainte d’être méprisé. Davantage, même – il se doit de léguer à ce garçon qui promet d’être « magnifique » de quoi tenir ses merveilleuses promesses… Il s’avère donc que Willy n’a pas pu ou voulu entendre ce que Biff, tout en montrant son amour, a également dit – à savoir, que lui-même n’est rien, ne vaut rien, qu’il n’a jamais été celui qu’avait rêvé son père. Cela – l’indignité du fils, ou la fausseté du rêve paternel – , Willy refusera de l’accepter, jusqu’au bout… Ce choix terrible où la Vérité, l’Histoire et la Vie viennent se nouer, est-il conscient ou inconscient, de bonne ou de mauvaise foi ? Toute la pièce y conduit, d’autant plus que la mise en scène de Dominique Pitoiset nous fait retraverser, dans l’intervalle crépusculaire entre vie et mort, l’ensemble des événements au sein de l’espace mental de Willy. Comme si ce dernier avait oublié son accident et devait, jusqu’à l’éblouissante révélation de l’amour d’un fils trop rêvé, se remémorer son existence entière – avant d’en confirmer la conclusion.


Willy Loman ne s’est jamais vraiment connu : reprenant le volant, il repart pour de bon et ne va trouver sa place qu’en s’effaçant. Certains pays, comme le rappelaient récemment les frères Coen, ne sont pas faits pour les vieillards. Mais quel pays n’est pas trop vieux pour certains rêves ?

Daniel Loayza, dramaturge

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