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Merlin ou la Terre dévastée

mise en scène Jorge Lavelli

: SELON TANKRED DORST

Il y a beaucoup de moi – comment pourrait-il en être autrement – inscrit dans ce personnage de Parzival. Je le connais depuis si longtemps. Dans ma prime jeunesse, il était clair, courageux, idéaliste et ce que je faisais et pensais, moi, garçon de quatorze ans par temps de guerre, était toujours accompagné d’un regard que je jetais vers ce personnage. Parzival était le chevalier qui chevauchait devant moi, et parfois même à mes côtés, je voulais voir le monde par ses yeux. Tout comme lui, je voulais me distinguer de mon entourage, suivre le chemin singulier où d’autres ne s’étaient pas encore engagés. Dans mon arrogance pubertaire, je méprisais la société mais je voulais cependant devenir une sorte de chevalier. Comme Parzival, j’étais naïf et ne savais pas quel coeur bat sous la peau d’acier. Alors que le monde entier, ainsi que moi-même, voyait les crimes commis en mon nom et au nom de Parzival, j’aurais volontiers rejoint les forêts, le monde sauvage des commencements, pour m’y cacher. Mais la forêt était déboisée, la ville ravagée et les morts ne ressuscitaient pas. Je haïssais maintenant le garçon Parzival, il me semblait être un tartuffe. Je voulais me tenir loin de lui, je le voyais s’éloigner et pourtant je me jetais à sa poursuite pour lui crier sans cesse : tu m’as déçu ! tu m’as trompé ! Jamais en vérité je n’ai été semblable à toi ! Par toi j’ai été dévoyé et entraîné à participer sans le savoir à tes crimes ! Je l’oubliai alors pour de longues années.


Il me fallut attendre d’être au travail sur Merlin pour qu’il ressurgisse. Je lus de nouveau les vieilles histoires de Wolfram von Eschenbach, de Chrétien de Troyes, de Malory. Nous nous sommes questionnés les uns les autres : lequel des personnages de cette pièce universelle sur la fondation et le déclin de la Table ronde intéressait le plus chacun d’entre nous ? Pour moi, ce n’était pas Artus, souverain et fondateur du royaume, il ne m’était pas proche. Non, c’était précisément celui dont les autres disaient : pas celui-là, en aucun cas celui-là ne doit apparaître dans la pièce, trop incertain est son message, trop cérémonieuses ses manières : Parzival. Et dans ma tête, il était devenu un sauvage, un monstre qui frappait partout alentour en route vers le Graal que, dans ma pièce, il ne pouvait pas trouver. Et puis, que signifiait en fait le Graal et le royaume du Graal auquel aspire le Sauvage ?


Parzival et Merlin. Merlin l’enchanteur, sous la forme d’un grand oiseau, était perché dans un arbre d’où il regardait Parzival en criant : je ne veux rien avoir à faire avec toi ! Et pourtant, curieux de voir, il le suivait à la trace jusqu’à Stalingrad et jusqu’à l’Himalaya, il se faisait pierre sur son chemin pour que ce balourd trébuche, il le troublait en se frappant jusqu’au sang avec des verges, il le détournait de son chemin en se pavanant comme un coq, il jouait la Sainte Nitouche qui ne se mêle pas aux conflits du monde, il l’attirait sur la glace où, sous les traits du Roi-pêcheur, d’un trou il tirait le poisson. Merlin se comportait avec Parzival comme un artiste avec sa créature, il le menait dans des situations où il devait révéler sa nature, prendre des décisions, faire ses preuves. Merlin, lui-même apprenti, était aussi un maître. Ce que Parzival devait apprendre, c’était que la faute existe et qu’il n’y a plus de place pour lui dans le monde sauvage. Il ne peut pas faire demi-tour ; son nouveau paradis, si toutefois il peut s’en trouver un pour lui, il ne peut le trouver qu’en poursuivant son chemin de l’avant.


Ce qui différencie Parzival des autres personnages du drame, particulièrement de Gauvain et de Galahad, c’est qu’il doit tout vivre lui-même. Il ne peut pas être comme Gauvain qui, pour être heureux, se choisit le chemin terrestre le plus simple, il ne peut pas être comme Galahad qui n’a pas d’ego et qui va de l’avant, insensible. Il ne peut pas non plus adopter les enseignements des autres et s’y tenir comme si c’était son opinion propre et bien enracinée. Tout le poids de la vie, sur lui pèse plus lourd que sur les autres. Ainsi, dans une certaine mesure, les leçons qu’on lui délivre de l’extérieur, grâce auxquelles le sens pratique et la claire intelligence espèrent lui faire entendre raison, sont-elles vaines. Parzival poursuit sa quête du Graal. Et ce n’est pas une simple impuissance artistique qui fait que nous n’avons pas trouvé de fin définitive à son histoire et que finalement le tout est resté fragment : scènes, tableaux, exposés, histoires et variantes d’histoires, débuts toujours nouveaux et ruptures nouvelles. La société, pour finir, va-t-elle l’accueillir de nouveau ? Sera-t-il le nouveau souverain du Graal ? Pose-t-il la question décisive ? S’en va-t-il de là avec son poisson ? Tout est possible et, en même temps, impossible.


Pour la mise en scène de Hambourg, Bob Wilson avait fait une esquisse où des poissons monstrueusement gros flottaient dans les airs. Puis il trouva préférable de finir sur une image vide, une image sans événement. Peu de temps avant la première, cette dernière image était encore indécise. Wolgang Wiens apporta alors l’idée que la fin de la pièce devrait jouer avec le thème du temps et de la fin du temps.


Parzival entre, il porte un épieu dressé qui ressemble à une flèche, pas à une arme, il tourne autour du champ désertique, ôte les nombreuses montres-bracelets d’argent qui entourent son bras comme une cuirasse et les dépose en dessinant un grand cercle. Elles se mettent à luire et lui-même s’étend au centre du cercle. Mort ? Rêvant ? Attendant ? Un vieil homme – Merlin – se glisse lentement, s’arrête, regarde le gisant, poursuit sa marche. Non Parzival n’est pas mort. Il croise une jambe sur l’autre. Du trou dans la glace s’élève et flotte une lame de verre, comme une feuille lumineuse, étincelante et transparente qui tombe lentement vers le haut.


Je vois Parzival couché sur le dos, et autour de lui le mouvement circulaire des milliards d’étoiles de l’univers. On cherche, on explique, on démontre scientifiquement…, quoi qu’on fasse, il me demeure une énigme, encore et toujours.


Ces deux textes sont extraits de Parzival, un ouvrage publié en 1990 par les éditions Suhrkamp, qui contient la version définitive du « scénarium » et des informations sur sa création par Bob Wilson, le 12 septembre 1987, au Thalia-Theater de Hambourg.

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