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Les Vagues

mise en scène Marie-Christine Soma

: Si j’étais peintre...

(...) Si la vie repose sur une base, si c’est une coupe que l’on remplit, que l’on remplit indéfiniment – alors ma coupe, à n’en pas douter, repose sur ce souvenir. Je suis au lit, à demi réveillée, dans la chambre des enfants, à St Ives. J’entends les vagues qui se brisent, une deux, une, deux, et qui lancent une gerbe d’eau sur la plage; et puis qui se brisent, une, deux, une, deux, derrière un store jaune.
J’entends le store traîner son petit gland sur le sol quand le vent le gonfle. Je suis couchée et j’entends ce giclement de l’eau et je vois cette lumière, et je sens qu’il est à peu près impossible que je sois là; je suis en proie à l’extase la plus pure que je puisse imaginer. (...)


Si j’étais peintre, je rendrais ces premières impressions en jaune pâle, argent et vert. Il y a avait le store jaune pâle; la mer verte ; le gris-argent des fleurs de la passion. Je représenterais une forme sphérique ; semi-translucide. Je représenterais des pétales recourbés; des coquillages, des choses semi-translucides; je tracerais des formes arrondies, à travers lesquelles on verrait la lumière, mais qui demeureraient imprécises. Tout serait vaste et indistinct; et ce qu’on verrait on l’entendrait aussi ; des sons sortiraient de tel pétale, ou telle feuille – des sons indissociables de l’image. Sons et images semblent avoir une part égale dans ces premières impressions. Quand je pense à ce petit matin au lit, j’entends aussi le croassement des freux qui tombe de très haut. Les cris semblent traverser un air élastique, visqueux, qui les retient, les empêche d’être aigus et distincts. La qualité de l’air au-dessus de Talland House paraissait retenir les bruits, les laisser s’enfoncer lentement comme s’ils étaient pris dans un voile bleu poisseux. L’appel des freux ne fait qu’un avec les vagues qui se brisent – une, deux, une, deux – et le clapotis, quand la vague reculait, se refermait encore, et que j’étais couchée là à moitié réveillée, en proie à une extase que je ne puis décrire. (...)


Je pense que cela est vrai que j’ai encore la particularité de recevoir ces chocs inattendus, ils sont maintenant toujours les bienvenus; la première surprise passée, j’ai aussitôt l’impression chaque fois qu’ils sont particulièrement précieux. Et ainsi je persiste à croire que l’aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain. J’avancerais en guise d’explication qu’un choc, dans mon cas, est aussitôt suivi du désir de l’expliquer. Je sens que j’ai reçu un coup; mais ce n’est pas, comme je le croyais quand j’étais enfant, un simple coup d’un ennemi caché derrière la ouate de la vie quotidienne; c’est le témoignage d’une chose réelle au-delà des apparences; et je la rends réelle en la traduisant par des mots. C’est seulement en la traduisant par des mots que je lui donne son entière réalité. Cette entière réalité signifie qu’elle a perdu son pouvoir de me blesser; elle me donne, peut-être parce qu’en agissant ainsi j’efface la souffrance, l’immense plaisir de rassembler les morceaux disjoints. Peut-être est là le plus grand plaisir que je connaisse. C’est le ravissement que j’éprouve lorsqu’il m’arrive en écrivant d’avoir l’impression de découvrir ce qui va ensemble, de bien monter une scène, de faire tenir debout un personnage. À partir de cela j’atteins à ce que j’appellerais une philosophie; en tout cas c’est une idée que je ne perds jamais de vue, que derrière l’ouate se cache un dessin; que nous – je veux dire tous les êtres humains – y sommes rattachés; que le monde entier est une oeuvre d’art; que nous participons à l’oeuvre d’art. (...)


Beaucoup de couleurs vives, beaucoup de bruits distincts; quelques êtres humains; des caricatures; comiques; plusieurs violents moments de l’être incluant toujours un cercle de la scène qu’ils interrompaient; et le tout ceinturé d’un vaste espace, voilà la représentation sommaire de l’enfance...
Je pourrais le comparer à une vaste salle; avec des fenêtres qui laissent entrer d’étranges lumières; et des murmures et des intervalles de profond silence. Mais il faudrait introduire aussi dans cette image une impression de mouvement et de changement. Rien ne demeurait stable longtemps. On doit avoir le sentiment que tout approche, et puis disparaît, grandissant, rapetissant, passant à différentes vitesses près de la petite créature; on doit sentir ce qui l’oblige à se hâter, cette petite créature menée par la croissance de ses bras et de ses jambes, menée sans être capable d’y mettre fin ni d’y rien changer, menée comme une plante est attirée hors de terre, montant jusqu’à ce que croisse la tige, croisse la feuille, se gonflent les boutons. C’est ce qui est indescriptible, ce qui rend toutes les images trop statiques, alors qu’à peine avait-on dit: cela est ainsi, c’était passé et transformé. (...)


Virginia Woolf
“Esquisse du passé” (1939), Instants de vie, trad. Colette-Marie Huet, Éditions Stock/ La Cosmopolite, 2009

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