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Le Jeu de l'amour et du hasard

+ d'infos sur le texte de  Marivaux
mise en scène Benoît Lambert

: Entretien avec Benoît Lambert (2/2)

Revenons à Marivaux. Pourquoi lui, et pourquoi cette pièce ?


Mariages forcés


À tort ou à raison, Marivaux m’apparaît comme un trait d’union entre Molière et Musset. Ou comme un chaînon qui me manquait. Le Jeu de l’amour et du hasard raconte une histoire de mariage arrangé. Comme Scapin et Tartuffe. Comme Fantasio et On ne badine pas avec l’amour. Ce motif du mariage arrangé est la grande affaire de la comédie classique. C’est sans doute d’ailleurs cet aspect platement domestique qui explique le relatif mépris qu’elle subit parfois de la part des gens distingués : il ne s’agit donc que de cela ? De mariages forcés ? Des affaires de dot et de déguisements, des histoires de boutique, d’alcôve et d’arrière-cuisine ? Tout cela sent un peu trop le vaudeville et les portes qui claquent.


Pourtant, d’un strict point de vue anthropologique, le mariage pose des problèmes passionnants, parce qu’il ramasse l’état des relations sociales au sein d’une société donnée, à une époque donnée : on ne se marie pas au XVIIe comme au XVIIIe ou comme au XIXe, et encore moins comme aujourd’hui. Dans le mariage se jouent aussi bien des façons de s’aimer que des façons de s’allier ou de commercer ; on peut y lire l’état des rapports entre générations comme l’état des rapports entre les sexes. Et puis le mariage n’a pas le même sens selon les classes, et notamment dans l’aristocratie et dans la bourgeoisie : la « maison » aristocratique, où les époux se vivent comme des alliés solidaires mais relativement indépendants l’un de l’autre, n’est pas la « famille » bourgeoise, où les parties sont beaucoup plus intriquées et liées, du moins en théorie, par des inclinations sentimentales. Non, vraiment : c’est très intéressant, cette histoire des mariages...


Précisément, comment se présente l’affaire du mariage dans Le Jeu de l’amour et du hasard ?


Ce qu’il y a de troublant dans la pièce, c’est qu’à proprement parler, il ne s’y passe rien ! Résumons : un jeune homme vient en visite dans sa future belle-famille pour rencontrer sa promise, et à la fin de la pièce, il l’épouse. C’est tout. Toutes les intrigues rocambolesques, les stratagèmes et les déguisements n’auront, du moins en apparence, aucun effet notable puisque fondamentalement, ils laissent les choses en l’état : Silvia épousera Dorante (et Lisette épousera Arlequin), comme il était prévu. Mieux encore : les trois actes de la pièce permettent avant tout de transformer un mariage arrangé en mariage désiré, en mariage d’amour. On est très loin de Molière, chez qui le mariage se donne souvent pour ce qu’il est : une violence faite aux femmes. Monsieur Orgon, lui, est un père « libéral », très éloigné des pères autoritaires de Molière. Il ne veut pas du tout contraindre sa fille, à laquelle il laisse même le loisir « d’étudier » son promis avant de se décider.


Mais du coup, qu’est-ce qui se trame dans ces trois actes, si, à proprement parler, ils ne « servent » à rien ?


Une comédie pessimiste


Il s’y trame malgré tout plusieurs choses, qui font tout l’intérêt du texte. Reprenons les éléments de l’intrigue : parce qu’elle ne veut pas épouser un homme qu’elle n’a jamais vu, Silvia demande à son père l’autorisation de prendre la place de sa servante, Lisette (qui prendra, elle, la place de sa maîtresse) pour observer à loisir son futur, Dorante, venu leur rendre visite. Ce que Silvia ignore (mais que son père sait), c’est que Dorante a eu la même idée qu’elle, et qu’il va se présenter chez Monsieur Orgon lui aussi déguisé en valet (tandis que son valet Arlequin prendra sa place). Ce double déguisement annule donc d’emblée sa visée même : chacun et chacune aura bien affaire à celui que la société lui destine. Bref, tout change apparemment (c’est la fonction même du déguisement) mais rien ne change réellement : Silvia trouve celui qu’elle prend pour son promis détestable (et pour cause : c’est un valet) et tombe amoureuse de son valet (et pour cause : c’est bien lui le maître). Si l’on prend un peu de distance, on peut voir dans tout cela une forme de réalisme, pour ne pas dire de pessimisme sociologique, qui nous rappelle que « l’habit ne fait pas le moine » et qu’on n’échappe pas à sa classe.


Et notamment, qu’on ne peut désirer et aimer que ceux qu’on a été programmé pour désirer et pour aimer. Bref, qu’il n’y a pas de hasard dans l’amour.


C’est là que la pièce atteint sa dimension de jeu cruel, d’autant plus forte qu’à part les jeunes gens impliqués dans cette double illusion, « tout le monde », et notamment le public, est au courant de ce qui se trame. Les deux couples qui sont au centre de l’intrigue s’engagent ainsi sur deux voies parallèles et curieusement inversées. Du côté des valets, l’échange des rôles génère une folle espérance, celle de pouvoir enfin échapper à sa condition en épousant quelqu’un de supérieur à soi. Du côté des maîtres, il secrète une angoisse terrible : celle de déchoir définitivement en tombant amoureux d’un(e) inférieur(e). L’issue (heureuse ?) de la pièce aura donc pour vertu première de rassurer les maîtres et de décevoir les valets. On serait tenté d’ajouter : comme toujours.


C’est une vision assez noire de la pièce, non ?


Oui, sans doute. C’est en tout cas une vision « soupçonneuse », bien dans la ligne de ce brechtisme « à la française » que nous évoquions tout à l’heure. Et c’est une vision à laquelle je veux faire une place dans ma mise en scène de la pièce, pour la lire aussi depuis notre présent. Mais soyons honnêtes : ça n’est pas la vision de Marivaux, qui n’est ni Marx ni Bourdieu. Pour Marivaux, en 1730, cette homogénéité sociale est tout sauf un drame : elle va de soi. Pour lui et pour le public de son temps, l’histoire finit bien, tout simplement. C’est pourquoi il faut chercher aussi les autres motifs de la pièce, qui doivent permettre de compliquer l’affaire. Pour de ne pas réduire Le Jeu de l’amour et du hasard à une œuvre purement conservatrice qui se contenterait de célébrer le bien-fondé de l’ordre social. C’est tout de même un peu plus subtil que cela...


Quels sont ces autres motifs ?


Les paradoxes de l'égalité


Il me semble qu’il y a tout de même dans la pièce une question fantôme, ou une question flottante, qui est celle de l’égalité. Même s’il est entendu que les maîtres épouseront des maîtres et les valets des valets, il n’en reste pas moins que le processus du déguisement fonctionne comme un brouilleur d’identité qui, dans le déroulement même de la pièce, n’est pas sans effet. Tout cela produit du vertige et du trouble, notamment chez Silvia, qui est à l’origine du « jeu ». C’est particulièrement sensible à la fin de l’acte II lorsque Dorante finit par lui avouer qui il est.


Silvia, face à cet aveu, décide elle de taire sa véritable identité, et dans tout l’acte III elle n’aura qu’un seul objectif : obtenir que le jeune homme lui demande sa main alors même qu’il la prend pour une domestique. Elle finira par triompher, et cette victoire n’est pas sans conséquence. Car même si Marivaux sauve les codes de la bienséance, il affirme en passant la possibilité d’un scandale égalitaire : celui d’une mésalliance, d’un mariage entre deux personnes issues de classes opposées. Ce scandale en reste évidemment à l’état virtuel, il est aussitôt désamorcé comme une ruse de l’amour et tout rentre dans l’ordre. Mais au passage, on aura tout de même entendu qu’il n’était pas invraisemblable qu’un jeune homme bien né demande sa main à une servante... Cette possibilité égalitaire ne quittera pas l’ordre des discours et des paroles, mais elle est tout de même énoncée. Et l’on peut penser qu’elle annonce à sa façon l’égalité « formelle » qui triomphera à la fin du siècle dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen.


Est-ce que ça veut dire que Le Jeu de l’amour et du hasard est une pièce progressiste ?


Lutte des classes et guerre des sexes


Il ne faut rien exagérer ! Et il ne faut pas oublier encore une fois que cet énoncé d’une possible égalité formelle entre les classes n’est tolérable précisément que parce qu’il ne débouche sur aucune égalité réelle. Ce tour de passe-passe est particulièrement intéressant parce qu’il va rester au cœur de la République française, jusqu’à aujourd’hui : l’affirmation d’une égalité formelle, des droits ou des « chances », s’accommode encore très bien d’une inégalité réelle, des conditions ou des situations d’existence. On pourrait même affirmer qu’il s’agit là d’un trait caractéristique des démocraties bourgeoises. Pour autant, en 1730, soixante ans avant la Révolution, j’aime à croire que la chose, si dissimulée soit-elle sous le masque inoffensif de la comédie, ne manquait pas d’audace ou de modernité.


Mais il faut reconnaître à Marivaux un autre mérite : c’est celui de faire la part belle aux femmes dans sa pièce (et plus généralement d’ailleurs dans son œuvre). Ici, ce sont Silvia et Lisette qui mènent l’intrigue. Dès la première scène, Silvia s’engage dans un procès du mariage, et de ce qu’il fait subir aux femmes. Au moment de se marier, elle revendique avec force sa volonté de ne pas s’abandonner à la domination d’un homme que, par surcroît, elle ne connaît pas. Tout au long de la pièce, elle engage avec Dorante un véritable combat dont elle sortira victorieuse, réussissant, au sens propre, à lui faire mettre genou à terre. Et Lisette, de son côté, tient la dragée haute à Arlequin. Cette guerre des sexes qui se déploie parallèlement à la confrontation des classes est une dimension essentielle de la pièce, c’est l’autre axe selon lequel elle organise ses lignes de tension.


Pour finir, quel rôle jouent Monsieur Orgon et Mario, le père et le frère de Silvia, dans le dispositif de la pièce ? Quels rapports entretiennent-ils avec le quatuor d’amoureux ?


Libéralisme et paternalisme


Monsieur Orgon et Mario sont placés dans la même position que nous, les spectateurs : ils savent tout, et ils vont pouvoir s’amuser du jeu cruel et drôle qui s’installe entre les jeunes gens. Ils interviennent même pour le faire durer, le raffiner, le compliquer, et pour accroître encore les convulsions de ceux qui s’y sont engagés. Derrière la bonhomie libérale et la « bonté » de ces parents bienveillants, il y a donc aussi toute une jouissance un peu sadique, presque une punition infligée à ces jeunes gens qui ont voulu bousculer la distribution des places et des hiérarchies. Monsieur Orgon et Mario sont là au fond pour garantir que tout rentrera dans l’ordre, et que la leçon aura été profitable.
À cet égard, même s’il s’efforce « d’être trop bon pour l’être assez », Monsieur Orgon reste le maître d’un jeu qu’il manipule à sa guise. Et s’il laisse libre cours aux revendications d’émancipation féminine de sa fille, s’il les encourage et s’il les accompagne, il fait tout en revanche pour que sa tentation de déclassement prenne des allures de cauchemar. Le libéralisme en matière de mœurs s’accompagne ainsi chez lui d’un conservatisme en matière sociale, pour dessiner les prémisses d’une figure qui va devenir centrale à partir de la fin du siècle : celle du bourgeois éclairé, amoureux des Lumières et du Progrès, mais terriblement prudent face aux revendications égalitaires... C’est une figure qui aujourd’hui encore domine notre vie politique.

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