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Le Jeu de l'amour et du hasard

+ d'infos sur le texte de  Marivaux
mise en scène Benoît Lambert

: Entretien avec Benoît Lambert (1/2)

Comment est née l’idée de monter Le Jeu de l’amour et du hasard ?


Une Académie


Il y a plusieurs réponses à cette question mais je voudrais commencer par la plus circonstancielle. Parce que c’est aussi une affaire de circonstances. En 2014, le Centre Dramatique de Dijon a mis en place un dispositif d’insertion professionnelle à destination de jeunes comédiennes et comédiens issus des écoles supérieures d’art dramatique. Nous avons décidé de renouveler l’expérience à la rentrée 2017 en accueillant à Dijon quatre acteurs, deux filles et deux garçons, tout juste sortis de l’ÉRACM (l’École Régionale d’Acteurs de Cannes et Marseille).
C’est en réfléchissant à ce que je pourrais faire avec eux que j’ai pensé à Marivaux. Je le connais mal, je ne l’ai jamais monté, et je trouvais intéressant de rencontrer ces acteurs en même temps qu’un auteur, un auteur que nous explorerions ensemble pour la première fois. D’autant que la pièce de Marivaux est toute entière organisée autour d’un quatuor de jeunes gens. La monter, c’était garantir à ces jeunes acteurs de débuter leur métier en interprétant des premiers rôles, et qui plus est des premiers rôles dans un texte de répertoire : des rôles notoires, dans une pièce qui ne l’est pas moins. Marivaux est un auteur patrimonial, canonique. Silvia, Lisette, Arlequin et Dorante sont des personnages que l’on étudie à l’école, ils sont inscrits dans le patrimoine culturel du pays.
Dans cet ensemble de choses, je sentais la possibilité d’un espace d’essai, une salle d’entraînement en même temps qu’un lieu d’étude, une académie. Une façon de nous poser collectivement, et de façon purement artisanale, des questions sur le théâtre. Une façon aussi d’affronter l’histoire de la discipline, en choisissant volontairement un repère éminent de la littérature dramatique française. C’est aussi pour cette raison que j’ai invité, pour compléter la distribution, deux comédiens que je connais depuis longtemps : Robert Angebaud, qui fut mon professeur dans l’école de Pierre Debauche, et qui en plus d’être un formidable comédien est un grand connaisseur de l’histoire du théâtre. Et Etienne Grebot, avec lequel j’ai travaillé à plusieurs reprises, notamment sur Molière et Musset.


Justement : Molière, Musset et maintenant Marivaux. Comment expliques-tu ce retour régulier aux classiques ?


Les classiques


J’ai monté trois pièces de Molière et trois pièces de Musset. Je crois que je l’ai fait simplement parce que ce sont les auteurs par lesquels j’ai découvert le théâtre. Parce que ce sont les auteurs que l’on enseigne à l’école. Quel autre endroit que l’école pour découvrir le théâtre, si vos parents ne vous y emmènent pas ? Nos professeurs nous emmenaient plus volontiers voir les pièces qu’ils avaient la charge de nous enseigner, nous allions donc voir essentiellement des classiques. Même si la chose a évolué — il y a aujourd’hui dans nos salles des jeunes gens accompagnés de leurs professeurs devant toutes sortes d’œuvres — on sent bien que l’école a maintenu son lien avec les classiques : dès que nous en présentons un, l’intérêt des enseignants est décuplé. On peut s’en plaindre, railler un manque d’audace et d’imagination. Pour ma part, je trouve cela assez normal, et même assez salutaire, que l’école continue à transmettre l’histoire de la littérature et de la langue.
J’ai toujours vu le patrimoine artistique et culturel comme une sorte de réserve d’outils, qu’il fallait s’efforcer de dispenser le plus largement possible, et de la façon la moins humiliante et la moins intimidante possible. Pour que les gens, et notamment les jeunes gens, puissent éventuellement en faire quelque chose. Tout ça, ce sont des armes qu’il faut lâcher dans la nature, et laisser les gens se débrouiller avec. En tout cas, ça m’intéresse de donner une forme vivante à une matière qui risque sans cela d’être transmise sous une forme essentiellement livresque. Je pense que c’est une façon de l’activer, de la rendre opérante. C’est une façon aussi de ne pas laisser le patrimoine à nos ennemis, et de ne pas laisser la « culture nationale » aux identitaires.


Tu penses donc essentiellement ton rapport aux classiques comme un rapport à la « culture nationale » et à l’école ?


Les brechtiens français


Oui, en quelque sorte. Je sais en tout cas, lorsque je monte un classique, qu’il sera vu par des adolescents. Qui parfois n’auront pas vraiment choisi d’être là. Je ne travaille pas forcément pour eux, mais en pensant à eux. Cela dit, ce retour régulier aux classiques doit aussi beaucoup à une tradition théâtrale française, celle d’une relecture du patrimoine théâtral national influencée par Brecht. Planchon le premier, mais après lui Chéreau, Vincent et d’autres, ont entrepris dans les années 60-70 de relire les classiques à la lumière de Brecht et de Marx. Ils ont instauré un rapport polémique, soupçonneux, à ce patrimoine, en y traquant notamment une grande affaire très française : celle de l’avènement de la bourgeoisie, et de la prise du pouvoir par la bourgeoisie.
La bascule de cet avènement, c’est évidemment 1789. Sur ce point, j’aime bien la blague de Desproges : « En 1789, la bourgeoisie a pris le pouvoir en France. Deux siècles plus tard, elle le détient encore ». Mais la révolution française est le produit d’une histoire longue, dont on peut lire les prémisses clairement chez Molière ou plus subtilement chez Marivaux, et les effets chez Musset. C’est par Jean-Pierre Vincent que j’ai eu un accès vivant à cette histoire, parce qu’une professeure de français nous avait emmené voir sa mise en scène d’On ne badine pas avec l’amour. Un éblouissement pour l’adolescent que j’étais. Quelque chose tout à coup devenait clair et concret. J’ai ensuite vu son Scapin, puis sa mise en scène du Jeu de l’amour et du hasard... Tous les classiques que j’ai montés, Jean-Pierre Vincent les a montés avant moi et je les ai vu montés par lui. Je n’ai jamais travaillé ces auteurs sans me mettre à son école. Comme une façon de prolonger cette lecture « classiste » influencée par Brecht. Comme une façon aussi de continuer à apprendre mon métier.

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