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Le Bout de la route

+ d'infos sur le texte de Jean Giono
mise en scène François Rancillac

: Notes de mise en scène

L’immense beauté de la pièce de Giono est dans ce double mouvement contradictoire : ouverture à la vie, à la lumière, à la sensualité, à la bonté de toute une communauté humaine réveillée par l’arrivée de Jean – lequel se renferme peu à peu en son for(t) intérieur, se coupe du monde des vivants pour continuer à aimer passionnément un fantôme, une illusion. Quelle scénographie peut-on imaginer pour donner à voir et à entendre cet aveuglement progressif ?


Cela va mieux en le disant : tout naturalisme naïf sera évidemment honni de la représentation (ainsi que tout pittoresque rural ou folklorique – malgré tant d’a priori, Giono est tellement loin de ça !). Et pourtant, le réel doit pouvoir y vibrer de sa présence brute : la terre, la lumière, le feu, etc. – ainsi que des objets à forte intensité symbolique : le lait, le pain, les pervenches, la fleur dans la poche de la veste, le jeu de dames, etc.


Quasiment toute la pièce se passe en intérieur. C’est comme si une fois entré et accueilli dans la ferme de Rosine, Jean n’en sortait plus : il s’y réfugie, s’y protège (de lui-même et de sa douleur). Il peut aller et venir pour son travail, sortir aux champs ou dans la forêt, on ne le voit jamais dehors : incapable en fait de rencontrer l’autre et son espace propre. Pourtant, tout l’invite à sortir de lui-même : son énergie au labeur, la sympathie qu’il dégage et l’affection que lui portent les autres villageois. Le deuxième acte fait d’ailleurs vibrer constamment la possibilité qu’aurait Jean de franchir des seuils, de sortir dehors, de « s’extérioriser » : d’abord (au premier tableau), le four banal est bien une antre sombre et chaude où Jean aime à se réfugier (presque un ventre de mère !), mais sa porte s’ouvre sans arrêt sur la lumière éclaboussante de l’après-midi, dehors, sur les rumeur du bal où tournoient les jeunes gens, là-bas. Le deuxième tableau de l’acte II se passe, lui, carrément en extérieur, alors que Mina toque à la fenêtre de Jean pour l’inviter à la rejoindre sous l’arbre, dans la nuit… C’est alors que les seuils, que Jean refuse de franchir, deviennent criants : il répond à la jeune fille d’abord depuis sa fenêtre, puis du pas de sa porte… qu’il ne dépassera jamais pour répondre à l’appel de l’amoureuse !


Alors, le troisième acte nous ramène dans la salle de ferme du début de la pièce : la boucle est bouclée, il n’y a pas d’échappée possible, d’ouverture vers un ailleurs ou vers autrui : l’espace est définitivement clos, bouché, saturé de mots tranchants et de désirs ravalés : implosif !


La scénographie imaginée par Jacques Mollon donnera discrètement corps à ce mouvement d’ouverture possible et de renfermement inéluctable, de tension du dehors (avec sa vie, ses désirs, sa lumière et ses couleurs) qui réclame (vainement !) ses droits sur la nuit intérieure dans laquelle Jean se terre progressivement.


Nous avons beaucoup regardé ensemble les splendides tableaux « Outrenoirs » de Pierre Soulages, recouverts de cette pâte d’un noir absolu, telle une terre luisante, pétrolifère, labourée par les griffes terribles (mais sensuelles) d’un immense râteau métaphysique… Toutes les surfaces (sol, murs) du décor du Bout de la route seront recouvertes d’une semblable peau de nuit minérale et striée, qui vibrera sous la lumière. Car ici, c’est le noir qui révèle la lumière…


Le rideau s’ouvrira sur un espace ouvert, sombre, apparemment sans limite (comme si la salle du premier acte n’avait d’abord pas de murs, béante sur l’immensité de la nuit). Petit à petit, au fur et à mesure qu’on apprend le destin de Jean, on devinera au lointain un grand mur, bouchant l’horizon. Mais déjà une petite fenêtre d’un vert intense y apparaîtra soudain, pour permettre à Albert de redire à Jean, depuis le dehors, l’amitié qui vient de naître (ou rouge ? ou jaune ? comme les petites ouvertures aux couleurs primaires, trouées par Le Corbusier dans les épaisses murailles de ses églises…).


Puis la paroi du fond glissera doucement vers le public et commencera à se disloquer, à laisser place à des fentes de lumières colorées, qui s’insinueront dans le four banal (II,1). Elle s’ouvrira ensuite franchement sur la nuit du deuxième acte (II,2), pour se reconstituer enfin en muraille infranchissable au troisième acte, bouchant violemment l’espace de l’avant-scène, où vont s’entrechoquer les personnages, comme asphyxiés par Jean…


Cet espace « soulagien » réclame un travail de la lumière quasi pictural, afin de révéler et faire jouer l’épiderme noir des surfaces, percé soudain de masses de couleurs presque insolentes, et où doivent vibrer les corps des acteurs… Au premier acte, j’aimerais aussi donner la sensation au public d’être comme devant l’immense cheminée de la salle de ferme : Tout le plateau baignera dans le seul flamboiement intense d’un grand feu invisible (en projection vidéo) : c’est seulement son reflet palpitant sur les corps qui fera exister la flamme vivante : les visages rouges, comme brûlés par l’incandescence, à l’avant-scène ; des silhouettes à peine visibles au lointain. Le feu, qui est à la fois la vie et la mort…
À la fin du premier acte (le plus long de la pièce), quand apparaît la Grand-mère auprès de Jean, le feu se serait comme éteint, et c’est la brûlure froide et bleutée de la lune qui envahit l’espace. La Grand-mère y entrera telle une apparition fantomatique, avec son costume de fêtes tout « en fleurs d’or et de bleu comme un vieux rêve ». Une vieille dame fragile, tendre et dangereuse à la fois : car c’est aussi une sorcière, une prêtresse du monde des morts…


Dans cet espace étrange, plein de vibrations, on butera sur la présence incontournable des corps : jeunes ou âgés, impulsifs ou retenus, éclatants de désir ou comme « absentés ». C’est pourquoi, pour interpréter Jean, j’ai choisi le formidable acteur qu’est Éric Challier, qui devra, du haut de son 1,95 m et de sa puissance physique et sensuelle, donner corps à celui qui renonce justement à habiter son corps… Et toute la distribution, d’Emmanuèle Stochl à Jean-Pierre Laurent, rassemble des acteurs tout autant « incarnés », des vrais « gens », avec les pieds bien en terre, pesant tout leur poids de chair et d’os, aux visages sillonnés par l’expérience de la vie.
Ce sont aussi des acteurs « à voix », comme je les aime, et qui ont un rapport amoureux à la langue. Car il nous faudra travailler celle de Giono presque comme une langue étrangère (et surtout pas comme un faux patois !) : lui rendre à la fois sa pleine concrétude, qui doit être aussi étonnante qu’évidente, avec ses soudains brefs élans lyriques, si vite contenus, tout en pudeur retenue…

François Rancillac

août 2009

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