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: Entretien avec Élise Vigier & Marcial Di Fonzo Bo

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Vous présentez deux pièces de Rafael Spregelburd au Festival d’Avignon : La Paranoïa et L’Entêtement. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans l’écriture de ce jeune auteur argentin ?


Élise Vigier : C’est tout d’abord une écriture liée au plateau. Rafael Spregelburd écrit pour les acteurs et en particulier pour ceux de sa troupe. C’est un auteur inventif, qui garde toujours à l’esprit la représentation et donc l’espace de la scène.


Marcial Di Fonzo Bo : Quand on lit l’une de ces pièces sur le papier, on a l’impression qu’il s’agit plutôt d’un enregistrement sonore d’une représentation que d’un objet littéraire. Dans le texte, il manque tout ce qui participe du plateau (hors didascalies). Autrement dit, une grande partie de la pièce n’est pas écrite car tout dépend des situations mises en jeu.


Sur les sept pièces qui composent L’Heptalogie de Rafael Spregelburd inspirée des sept pêchés capitaux de Jérôme Bosch, combien en aurez-vous mis en scène au terme de votre création L’Entêtement ?


E. V. : Quatre. Marcial et moi avons mis en scène ensemble La Connerie en 2007, puis La Paranoïa en 2009 au Théâtre national de Chaillot. Par ailleurs, Marcial a mis en scène avec Pierre Maillet La Panique, avec les étudiants comédiens de l’École des Teintureries de Lausanne.


Pourquoi vous êtes-vous spécialement intéressés à ces quatre-là ?


M. D. F. B. : Rafael Spregelburd a mis dix ans à écrire la totalité de son Heptalogie. Les trois premières pièces sont tout à fait différentes de celles-ci. À partir de la quatrième, le projet d’écriture prend un tournant. Il faut dire que la situation en Argentine ayant beaucoup changé au cours de ces dix dernières années, l’écriture de Rafael Spregelburd s’est elle aussi modifiée. Il nous a semblé que les quatre dernières pièces étaient plus liées les unes aux autres, même si chaque pièce est indépendante. Elles partagent un certain sens de la démesure, avec une moyenne de trente personnages par pièce.


E. V. : Tout le travail de Rafael Spregelburd est lié à la fin d’un monde. Il effectue un déplacement des Sept Péchés capitaux, identifiés par Jérôme Bosch, dans notre époque actuelle : la gourmandise devient la paranoïa, la colère l’entêtement. Toutes les pièces de L’Heptalogie dressent une sorte d’état des lieux du XXIe siècle, la fin d’un ordre et le point de bascule vers un autre ordre qui n’est pas encore établi.


M. D. F. B. : Rafael dit que les pièces de L’Heptalogie sont des pièces morales. La morale est au centre de sa réflexion, car il s’interroge sur la déviation à l’heure où les principes organisateurs de la modernité s’effondrent et qu’il n’y a plus de centre.


Trouve-t-on des thèmes récurrents au sein de ces pièces ?


E. V. : Il s’interroge principalement sur le langage : de quoi est-il fait ? Comment la parole (ou l’écrit) est au centre de ce qui organise et fait les hommes ? Ce qui est passionnant c’est que dans chaque pièce de L’Heptalogie, il invente une dramaturgie différente, il prend à chaque fois le risque de chercher une nouvelle forme. Il y a, dans son écriture, certaines constantes : comme des dispositifs fractaux, mais chaque pièce a un procédé central qui lui est propre.


M. D. F. B. : La Paranoïa est une réflexion métaphysique sur la fonction du langage et l’invention de la fiction, d’où la forme de science fiction que prend la pièce. Dans L’Entêtement, se pose la question politique du langage, de l’identité, du nationalisme et du débordement idéologique qu’elle peut engendrer. Rafael Spregelburd pense que nous vivons aujourd’hui dans la défaite de la guerre civile espagnole, qui n’était pas seulement une guerre civile entre Espagnols mais aussi la dernière utopie du XXe siècle.


Chaque pièce est-elle donc indépendante des autres ?


M. D. F. B. : Oui, chaque pièce est indépendante, autonome, mais nous sommes très heureux d’en jouer deux à Avignon : cela permet de mieux saisir l’énorme ambition de ce projet. Quand on présente les deux pièces, on comprend mieux les connexions qui peuvent exister, les croisements de thèmes et, en même temps, l’originalité de chaque pièce. S’agissant des deux derniers volets de L’Heptalogie, l’auteur réunit les différents procédés et préoccupations qui traversent l’ensemble du projet : la question du langage, de la traduction, du dictionnaire, de l’existence de Dieu, mais aussi de la place de l’art et de la littérature, de la fiction dans le monde actuel.


Vous dites que le langage est au coeur de toutes les pièces, un véritable thème récurrent. Comment se manifeste-t-il dans les deux pièces que vous présentez ?


M. D. F. B. : Dans La Paranoïa, pour ne citer qu’un exemple, l’auteur utilise un dialecte vénézuelien. Lui-même est argentin, mais comme il collectionne les dictionnaires, il en a trouvé un qui rassemble les mots d’une sorte d’argot vénézuélien. Ces mots vénézueliens, prononcés en Argentine, prennent parfois un tout autre sens ou n’ont, sans un contexte argentin, aucun sens. Ce qui provoque le rire. La fiction que les acteurs inventent sur scène est donc parasitée par des mots souvent incompréhensibles ou qui produisent un déplacement évident dans l’utilisation du langage.


Cela pose bien sûr des problèmes de traduction en français ?


M. D. F. B. : Avec Guillermo Pisani, dramaturge et traducteur du projet, nous sommes allés chercher dans la littérature francophone tous les dérivés du français, tous les dialectes possibles en France et dans le monde. Nous avons nous aussi consultés les dictionnaires suisses, belges, canadiens et africains. Il fallait collecter dix à trente mots susceptibles de pouvoir remplacer chacun des termes vénézuéliens et de provoquer la même surprise chez le spectateur français. Les acteurs avaient cette liste de mots au moment des répétitions et s’en servaient jusqu’à ce qu’on trouve le mot juste. Ce travail fait écho à la question de la nature arbitraire du langage et de son intime relation à l’imaginaire, de sa capacité intrinsèque à créer des mondes imaginaires, à créer des fictions et donc à modifier, déplacer, inviter d’autres espaces-temps.


E. V. : L’Entêtement met en jeu plusieurs langues : le valencien, le castillan, le français, l’anglais, mais aussi une langue faite de sons gutturaux des hommes des cavernes ainsi que la langue artificielle qu’invente le héros de la pièce, le katak, inspiré d’un projet de langue qui a vraiment été inventé en Espagne et dont Rafael connaissait l’existence. Cela nous a paru très important, pour mettre en scène ce moment d’histoire, de faire entendre ces différentes langues, en plus, bien évidemment, du français. Dans L’Entêtement, il est question du caractère paradoxal du langage, à la fois moyen de communication mais aussi source d’incompréhension, de l’impossibilité d’une langue indépendante des rapports politiques et historiques et aussi de sa dimension mystique. La pièce racontant la même histoire, ou plus exactement, le même « temps » trois fois, mais à partir de trois lieux différents d’une même maison (le salon, la chambre d’Alfonsa et le jardin), nous avons pensé un dispositif scénique permettant d’avoir les trois lieux présents en même temps, mais avec plusieurs plans de jeu sur le plateau. Ce qui nous donne aussi la possibilité de jouer avec différents plans de langues.


M. D. F. B. : À Valence, on parle le valencien et non le catalan. Ce sont deux langues très proches, mais dissemblables en tous points. Elles ont été toutes deux interdites pendant la dictature franquiste, le castillan s’imposant comme langue officielle de l’Espagne pendant près de quarante ans. Bien que la mise en scène soit pensée pour un public français, nous travaillons sur une version qui viendrait donc mélanger les langues. Il a été primordial de savoir, dès le début du projet, que l’on allait garder le valencien. On aurait beaucoup perdu à vouloir tout égaliser, tout traduire en français, les différences de langues étant un enjeu politique en Espagne, toujours d’actualité d’ailleurs. Ce choix nous permet aussi d’installer immédiatement un tableau historique. Nous travaillons dans un décor abstrait (nous nous sommes beaucoup inspirés du plasticien catalan Antoni Tapiès), avec des costumes d’époque. Entendre cet espagnol-là plonge instantanément dans un autre temps. Nous avons ainsi commencé à complexifier la pièce, en imaginant que la traduction puisse faire l’objet d’un traitement esthétique particulier.


La traduction s’accompagne-t-elle d’une adaptation ?


M. D. F. B. : Oui, car nous avons réduit la longueur des pièces pour qu’elles soient présentées ensemble. Nous avons donc été obligés d’adapter. Cela a été un processus long et compliqué parce que les pièces sont construites presque mathéma - tiquement. Lorsqu’il y a une digression de trois lignes, on pense qu’on peut la supprimer sans problème. Mais très vite, on s’aperçoit que, dans une autre scène, ce détail revient sous une autre forme. Nous avons été obligés de faire sans cesse des allers-retours entre les actes pour ne pas compliquer encore plus les intrigues et ne pas perdre le spectateur en cours de représentation. C’est aussi un des fondements du travail de Rafael Spregelburd que ce lien indispensable avec le public. Il insiste toujours sur cette dimension.


Le spectateur est-il transformé en enquêteur à cause des mystères qui peuplent les pièces ?


M. D. F. B. : Rafael Spregelburd est très inspiré par le cinéma et en particulier le cinéma américain. Il y a donc dans son théâtre des formes de récit qui surprennent. Elles tiennent en effet du polar, avec une enquête qui multiplie les fausses pistes pour que les bonnes pistes ne soient révélées qu’au terme du processus. Il y a du suspense dramatique en permanence. Rafael Spregelburd explique que cette forme vient du fait que les grands sujets traditionnels du théâtre ne l’intéressent pas. En fait, ces grands sujets sont présents dans ses oeuvres, mais dissimulés derrière une masse de détails. C’est vraiment à l’image du modèle qu’il a choisi, le peintre Jérôme Bosch et son extraordinaire tableau, La Roue des péchés capitaux. C’est un tableau qu’on ne peut pas embrasser d’un seul coup d’oeil tellement les détails sont nombreux. Personne ne le voit de la même façon. Il faut choisir l’endroit où l’on pose son regard. Rafael Spregelburd fait donc imploser ou exploser les grands sujets en une multitude de petits détails, avec une science toute mathématique du montage dramaturgique. Ces petits détails, il les appelle des « petites catastrophes », comme celles qui naissent du battement d’une aile de papillon provoquant à des milliers de kilomètres des conséquences incalculables. Tout cela concourt à produire une dramaturgie très contemporaine, avec juxtaposition de scènes différentes qui se déroulent en même temps, mais qui ne sont justement compréhensibles que parce qu’elles se déroulent en même temps. Étrangement, ce qui pourrait nous entraîner vers la confusion devient paradoxalement ce qui éclaire.


E. V. : Cette convergence de détails, de « petites catastrophes », sert à interroger la perception et la représentation de la réalité sur le plateau, car c’est par le corps des acteurs qu’elle passe. Il faut vraiment incarner ces textes pour qu’ils prennent un sens. Leur simple lecture ne suffit pas à comprendre l’ampleur du champ de réflexion de l’auteur.


M. D. F. B. : Je crois que ce qui fait la richesse de ces pièces, c’est que leur auteur est à la fois l’inventeur de dramaturgies ultra-contemporaines et novatrices, mais que derrière ces inventions, il y a un amour du théâtre dans ce qu’il a de plus traditionnel. Dans L’Entêtement, il y a un moment de pur théâtre classique : la lecture de la lettre écrite par le fils mort. On peut difficilement faire plus conventionnel et pourtant, cela s’inscrit dans une scène qui n’est, quant à elle, pas classique du tout.


E. V. : C’est une véritable traversée du monde que nous effectuons avec ces pièces. C’est cela qui en fait des oeuvres éminemment contemporaines. La présence du cinéma à ce point imbriqué dans la représentation théâtrale, d’un cinéma qui se fait en direct du plateau, témoigne de ce que nous avons dans la tête aujourd’hui, du poids des images qui nous envahissent aussi bien par le biais d’internet que par celui de la télévision.


M. D. F. B. : La présence de l’image s’inscrit dans la dramaturgie. Elle n’est pas laissée aux bons soins du metteur en scène. Tout est minutieusement écrit. C’est alors l’occasion de s’interroger sur comment filmer pour le théâtre, bien au-delà de la simple captation d’images.


Les comédiens jouent parfois plusieurs rôles. Est-ce inscrit dans le texte original ?


M. D. F. B. : Oui, c’est en effet voulu par l’auteur. Il est prévu que cinq acteurs doivent interpréter vingt-cinq rôles. Cela donne un côté « frégoli » dans le travestissement permanent, dans la rapidité des changements. C’est un plaisir pour les acteurs et, nous l’espérons, pour les spectateurs.

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