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: L’Heptalogie de Hieronymus Bosch par Rafael Spregelburd

  • I. L’Inappétence (2000)
  • II. La Modestie (2000)
  • III. L’Extravagance (2000)
  • IV. La Connerie (2003)
  • V. La Panique (2004)
  • VII. La Paranoïa (2007)
  • VII. L’Entêtement (2008)

Le projet de l’heptalogie a pour origine le hasard d’une rencontre avec un tableau : Les Sept Péchés Capitaux de Hieronymus Bosch, qui est exposé au musée du Prado, Madrid. Comme souvent à son époque, Bosch n’a pas peint ce tableau pour qu’il soit accroché au mur mais pour être vu comme une table. Le visiteur-spectateur est ainsi obligé de parcourir l’oeuvre pour pouvoir la voir dans le bon sens dans chacune des représentations fabuleuses des sept péchés.
Cette attitude «active» du spectateur fut le premier détonateur. Le tableau ne peut pas se voir en entier. Il faut fixer son regard au hasard sur un point de son intérieur, puis choisir une direction, l’entourer, tourner autour de l’oeuvre pour revenir au point de départ, avec pour tâche de recycler l’information et de décider de ce que l’on a vu. C’est un procédé formidable. A l’habituel attentat du fond contre la forme qui m’a toujours tant plu chez Bosch (il suffit de se souvenir du Jardin des délices, où l’on ne peut décider où poser la vue car on craint que le meilleur se passe toujours dans une autre partie du tableau), s’ajoute, avec ce « mouvement », un autre procédé technique qui est pour moi intimement lié au théâtre.
L’obsession de traduire quelques aspects techniques du peintre a commencé à bouillonner en moi. Il n’y a pas beaucoup de différence pour moi entre « écrire » et « traduire ». Traduire comporte le passage d’un contenu exprimé dans une langue déterminée à une autre langue. Etant donné que la langue d’origine est différente de celle d’arrivée, il existe au coeur de chacune d’elles des opérations techniques et signifiantes particulières. Ecrire du théâtre est aussi traduire le langage des intuitions, des pulsions, des idées, des apparitions inattendues, des images internes, etc. vers un langage qui n’existe pas encore, mais qui, une fois la pièce finie, créera toutes ces interrelations entre les signes qui constituent ce que nous entendons par langage.
Pendant ce processus de travail, je suis tombé sur un petit cahier de grande valeur, une dizaine de pages que j’ai jointes dans cette édition. Il s’agit de cinq ou six notes fascinantes, écrites par Eduardo Del Estal. (Lui-même m’a offert cette unique édition faite maison, quand il a connu mon obsession à ce sujet).
Loin d’expliquer la signification du tableau (que l’on trouve d’habitude dans les travaux sur Bosch), Del Estal vise directement son sens. A partir d’observations strictement géométriques (et, par conséquent, aussi vraies que le meilleur des axiomes), il élabore un discours très lucide sur la loi et la transgression, dans la nature vivante du tableau. J’ai fondé mon travail sur ces observations. Et dans ce livre nous pouvons voir les premiers résultats de cette quête.
Bosch laisse un constat inépuisable de la chute d’un Ordre, mais, en même temps, sa peinture est générée à l’intérieur du désespoir de cette chute ; d’où son discours moral complexe. L’ordre médiéval se fracture : Dieu n’est plus « le chemin le plus court entre un homme et un autre », l’Eglise n’est plus la source de la Loi, à présent rien n’est à sa place, l’anatomie de l’homme coexiste avec celle du monstre, et le chaos menace d’être éternel. Naturellement, et bien que Bosch n’ait pas vécu assez longtemps pour le savoir, cette crise se referme dans un nouvel ordre formel : celui de la Renaissance, avec son nouveau système de lois et de transgressions. Comme l’indique Del Estal, chaque époque, chaque ordre fermé est incapable d’énoncer la loi qui lui donne du sens, car cette loi coïncide avec le point de vue, et le point de vuE est invisible. (« Pourquoi est-ce qu’au Moyen Age personne ne peint Dieu de dos ? », se demande Del Estal.)
Mon Heptalogie est personnelle et, loin de réfléchir l’angoisse de l’homme du Moyen Age, elle tente de témoigner de la chute d’un autre ordre – l’ordre Moderne, qu’on croyait le nôtre – en posant les questions qui accompagnent notre propre turbulence. Où est la déviation quand il n’y a plus de centre ? La transgression est-elle possible lorsqu’il n’y a pas de loi fondatrice ?
Ce n’est pas en vain que les sept péchés capitaux (orgueil, avarice, colère, luxure, envie, paresse, gourmandise) ont muté dans cette Heptalogie vers d’autres ordres moraux, vers une délirante « cartographie » de la morale, où la recherche du centre constitue le moteur de toute quête désespérée sur le devenir. Je me propose l’incomplétude comme horizon. Un système d’oeuvres qui s’appellent et s’interpellent, un ordre qui se réfère à lui-même à travers un réseau enchevêtré de grammaires et de références croisées, cachées sous l’épiderme du langage. Mieux exprimé par un théorème de Gödel que je modifie peut-être dans ma mémoire : «Tout système fermé de formulations axiomatiques comporte une proposition non énonçable, indécidable, à partir des éléments de ce même système ». La série est écrite comme si elle s’appuyait sur un dictionnaire que l’on aurait égaré. C’est comme cela que je vois Bosch. Dans chacune des fables morales sur les différents péchés, chaque objet semble avoir été choisi par la main de l’encyclopédiste : on mettra ici un peu de foin, parce que le foin est jaune et il représente donc indubitablement l’or, et là une pomme, car c’est le symbole évident de la tentation. Et là-bas, la plaie du Christ, la « bouche » par laquelle Dieu parle aux hommes et proclame sa loi. Cependant, le temps a érodé la signification automatique de beaucoup de ces symboles, et le dictionnaire médiéval reste une énigme. Ce mystère est ma flamme. Ce vide permet les opérations logiques de la pensée. Prenons l’Orgueil : je vois un lézard, debout, avec une coiffe en dentelle qui apparaît de derrière une armoire pour soutenir un miroir devant une femme qui se complait dans sa propre contemplation, quoique l’image renvoyée par le miroir ne coïncide pas avec le point de vue de la femme, mais reflète l’image d’une pomme que quelqu’un a oubliée sur le rebord d’une fenêtre grillagée. C’est-à-dire : je sais organiser ce que je DOIS voir parce qu’en dessous Bosch a écrit « Orgueil ». Alors « je vois » ce qui ressemble le plus à ce que je sais déjà.
Mais voyons cet autre exemple : un personnage en toge marron a la tête incrustée à l’intérieur d’une table de nuit à trois pieds, sa main droite s’appuie sur son coeur, avec la gauche (cachée) il semble tenir une épée ; par terre, près de l’homme, des chaussures chinoises, blanches et à talons pointus comme des aiguilles, sont éparpillées sur la pelouse.
Ceci est la « Colère ». Où a échoué le dictionnaire qui explique cette représentation morale ? Quelle est la matière du récit ?
J’ai écrit ces oeuvres comme si j’avais égaré moi-même le dictionnaire de la modernité. Alors, il se produit chez moi le phénomène recherché : l’étrangeté. Il s’agit aussi d’oeuvres profondément morales, et, à l’instar de Bosch, je me suis chargé de leur donner des titres : L’Inappétence, L’Extravagance, La Modestie, La Panique, La Connerie, La Paranoïa et L’Entêtement. Des formes de la déviation, d’une certaine déviation et, par conséquence, d’une certaine loi. Il n’y a pas de blague dans le choix des titres. Il n’y a pas d’ironie. Ils « ne veulent pas dire » le contraire de ce qu’ils disent. Mes plans sont démesurés : j’imagine que le jeu complet de ces sept pièces (indépendantes entre elles mais pleines de citations, comme un feu croisé), peut être représenté dans la même ville dans sept salles différentes, ou mieux encore : on peut se servir de la coïncidence numérique et monter une oeuvre pour chaque jour de la semaine. L’ordre dans lequel le spectateur décidera de les voir aura une incidence sur sa cosmovision, et modifiera en conséquence sa vision de chacune d’elles. Pareillement que le tableau de Bosch, qui doit être « parcouru » pour être vu. En plus, les fugues « inutiles », le matériau jetable de chacune d’elles est fondamental à la lisibilité d’une autre, et ainsi de suite.
Nous savons tous à quel point il est difficile de monter une oeuvre : le théâtre est chaque jour plus difficile. C’est pour cela que j’ai décidé d’en écrire non pas une mais sept. Avec l’intime espoir que cela en sera plus facile. Et jusqu’à maintenant, la démesure de la proposition a accompli cette attente. Les oeuvres mesurées ont cessé d’intéresser.


Prologue à Heptalogie de Hiëronymus Bosch I : L’Inappétence, L’Extravagance, La Modestie, Adriana Hidalgo editora, Buenos Aires, 2000.

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