: Entretien entre Rafael Spregelburd et Jorge Dubatti à propos de "La Paranoïa"
L’écriture de La Paranoïa
Ce sixième volet de L’Heptalogie de Hiëronymus Bosch est, probablement, celui qui a une plus
longue histoire. Le projet a surgi comme une nécessité naturelle des acteurs de ma compagnie,
El Patron Vazquez, d’envisager un nouveau travail après notre spectacle antérieur, La Estupidez. Le schéma était similaire (seulement cinq acteurs pour camper tous les personnages
que l’histoire demanderait) mais cette fois nous avions un défi assez ingrat et un peu autoimposé
: comment surpasser les niveaux de langage, de précision et de délire que la
compagnie avait atteints avec la mise en scène titanique de La Estupidez ?
(…)
Je suis habitué à un type d’écriture scénique qui se développe pendant les répétitions : une
écriture en parallèle, où l’on vérifie avec les acteurs eux-mêmes l’efficacité ou l’inefficacité de
chaque texte, de chaque idée de mise en scène. Voilà comment j’ai pu écrire des pièces
comme Fractal, Bloqueo, Lucido o Acassuso. Cependant, je n’avais jamais utilisé ce procédé à
l’intérieur de ma propre compagnie « historique » : El Patron Vazquez, que j’ai fondée avec
Andrea Garrote vers 1994. D’habitude, dans les pièces écrites pour la compagnie, les acteurs
recevaient la pièce pratiquement finie, et nous n’avions qu’à commencer le montage. Cette fois,
en revanche, il nous a semblé qu’il était temps de tenter une autre chose. Ainsi donc chaque
développement, chaque tournant de l’histoire, chaque apparition d’un nouveau personnage a
été consulté et conçu avec la complicité des quatre acteurs du groupe.
(…)
J’ai commencé à écrire la pièce au début de l’année 2005. Depuis, elle a été traversée de
manière permanente par les anecdotes, les regards et les désirs personnels des acteurs. (…)
La lecture permanente et la discussion avec les acteurs ont été les éléments décisifs à l’heure
de découvrir la forme finale de ce spectacle.
La Paranoïa dans L’Heptalogie
La direction de l’Heptalogie semble se dessiner avec une clarté terrifiante : des pièces longues,
impossibles, polémiques et discutables ; des réseaux serrés de signes qui ne se réfèrent pas
seulement à eux-mêmes, mais aussi à leurs soeurs de l’Heptalogie, comme une sorte de
métatexte presque théorique sur la fiction, les façons de raconter, les controverses locales sur
l’art du théâtre. Ce sont des oeuvres qui privilégient le procédé ludique pardessus les thèmes,
les messages. L’excès, l’architecture recherchée, l’abandon absolu pour faire apparaître
l’invraisemblable comme la chose la plus normale du monde, caractérisent les pièces de
l’Heptalogie. (…) Il y a un esprit « Boschien » qui surveille avec zèle chaque mouvement dans
ces pièces : le détail infini, le manque d’un centre, la passion pour la déviation optique, la
nostalgie pour un ordre antérieur, absent. Et l’idée toujours translucide du dictionnaire perdu,
d’un code qui pourrait expliquer les signes, mais qui a été égaré juste à temps.
(…)
Il est évident que ce nouveau volet partage principalement avec La Estupidez son goût pour la
complication inutile, mais il est facile aussi pour moi de repérer des mécanismes communs à
d’autres pièces : le jeu avec les registres anormaux du langage (déjà présent dans
L’Extravagance, L’Entêtement, La Estupidez) fait ici son chemin avec toute naturalité (voir par
exemple les questions sur le poème chinois, l’usage du genre féminin dans le future lointain, ou
l’affolant jargon vénézuélien, langage opaque plein de possibilités d’interprétation). De La Modestie, on trouve indéniablement le double jeu de la narration, qui ne sera révélé ici que vers
la fin. Comme dans La Panique, on retrouve l’utilisation abusive d’esthétiques séquestrées du
cinéma : depuis les films d’horreur classe B (qui prennent ici la forme du sub-type « horreur
communiste chinois en milieu vénézuélien ») jusqu’au film noir, en passant par David Lynch et
les langoureux divertissements travestis à la Fassbinder. On reconnaîtra L’Extravagance dans la parodie légère et sommaire d’une certaine théâtralité désuète : l’opéra chinois, la technologie
rétro, le romantisme frivole. Seulement, cette fois, définitivement plus caribéen. Avec
L’Entêtement, cette pièce partage le goût de l’observation attentive de la solennité : la solennité
(un langage qui ressemble à lui-même) est tout le temps désarçonnée par l’irruption d’éléments
étrangers au modèle.
(…)
Le procédé central de La Paranoïa
La Paranoïa est construite autour d’une curiosité obstinée pour les moyens audiovisuels.
(…) Bien sûr, il doit y avoir beaucoup de façons de monter ce texte, mais je ne peux penser à
une autre façon que celle de l’entrecroisement audiovisuel, celle de la cohabitation licencieuse
entre ce qui est filmé et ce qui est présent. (…)
Du reste, La Paranoïa est unique aussi dans un autre sens : il s’agit presque d’une pièce de
science-fiction. Une esthétique qui, comme tout le monde le sait, s’entend mal avec le théâtre.
Pour une raison quelconque, la préoccupation pour le futur est légèrement ridiculisée dans le
théâtre, alors que n’importe quelle observation sur le passé – même insipide et évidente –
passe d’habitude pour du bon théâtre, ou du moins pour un théâtre sérieux, important. Ce qui
est vieux va très bien avec le théâtre, d’une manière suspicieuse.
Une pièce qui fouille dans le passé a sa vie utile garantie, on dirait. Alors que n’importe quelle
tentative de regarder vers le futur vieillit à grande vitesse. Je crois que ce postulat peut être mis
en cause. Et, comme je ne sais pas faire autrement, je le mets en cause. Le futur que j’imagine
ici est un futur classique et cliché : manqué, boiteux, opaque. Mais il me permet au moins de
réaliser une quantité énorme de spéculations linguistiques. Pour raconter l’histoire d’un groupe
d’élites convoqué à Piriapolis, en Uruguay, pour sauver le monde, dans vingt-deux mille ans et
poussière, j’avais besoin d’un dictionnaire singulier.
La Paranoïa : un futur très lointain, presque inaccessible, imagine un futur moins lointain, à
quelques pas de distance, au Venezuela. Est-ce que je l’aurais bien résumé?
Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné,
Je me connecte
–
Voir un exemple
–
Je m'abonne
Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.