theatre-contemporain.net artcena.fr

La Ménagerie de verre

mise en scène Jacques Nichet

: L’écran inattendu par Jacques Nichet

Au début des années quarante, Tenessee Williams a la vertigineuse impression de vivre la vie de « cinq ou dix personnes » : liftier dans un hôtel, télétypiste, garçon de café, caissier de restaurant, ouvreur, au demeurant écrivain à ses heures perdues.


Un malicieux hasard lui permet d’obtenir en 1943 un contrat pour six mois à la Metro Goldwyn Mayer. Nommé « rewriter », il est chargé d’examiner des scénarios en souffrance, de les remonter et de les retaper pour leur donner une seconde vie.
Bon gré, mal gré, le jeune auteur joue le jeu, mais il ne veut pas se contenter de réécrire les scripts des concurrents. Puisqu’il se trouve à Hollywood, il refuse de laisser passer sa chance : il se dépêche d’adapter pour le cinéma une de ses nouvelles, écrite dans l’année, Portrait d’une jeune fille en verre. Sous un nouveau titre, Le Galant, il propose son scénario à ces messieurs de la M.G.M.
Devant leur refus sans appel, il reprend son indépendance. Riche des premières économies de son existence (« De dix-sept dollars par semaine comme ouvreur de cinéma, je passai soudain à deux cent cinquante dollars en travaillant à Hollywood. »), il s’offre le luxe d’adapter au théâtre… son adaptation cinématographique !


À Chicago, puis à New York en mars 1945, La Ménagerie de verre triomphe et la pièce ne cessera jamais plus d’être représentée. Avec du recul, Tennessee Williams attribue ce succès à ce croisement étrange et heureux entre deux écritures, cinématographique et théâtrale.
La M.G.M. réussit, à prix d’or, à rafler les droits d’adaptation de La Ménagerie de verre. Ses « rewriters » se chargent de réviser l’oeuvre selon les règles en vigueur à Hollywood. Un traditionnel « happy end » finit d’achever le film d’Irving Rapper (1951) : presque tout a été réécrit sauf le titre !


Je n’ai pas pu prendre connaissance du scénario de Tennessee Williams : est-il archivé dans un fonds de bibliothèque ? A-t-il disparu ? Entre Le Portrait d’une jeune fille en verre et La Ménagerie de verre, un chaînon manque. Paradoxalement, ce « manque de cinéma » s’affirme fortement dans la version théâtrale. En revanche, la nouvelle n’y fait aucune allusion, le mot n’apparaît même pas.
Dans la pièce, Tom « en manque » se précipite chaque soir dans les salles obscures. Amanda, sa mère, ne supporte plus cette perte d’argent, de temps, de forces vives ! Elle reproche amèrement à son fils ses divertissements vulgaires et douteux.
Cinéphage, Tom se drogue. Chaque film, n’importe lequel, lui offre un antidote à l’ennui stérile, répété jour après jour, au gâchis de sa vie piégée dans une « boîte » contre un salaire dérisoire. Cette lanterne magique lui permet d’échapper à l’étouffement quotidien, de respirer l’air du large, de rejoindre à travers les mers les pirates rebelles et libres, embarqués dans des aventures extraordinaires, sous les rafales de l’épopée ! Tom enfin vit un rêve éveillé : la profusion des images lui permet d’enjamber la mesquinerie du réel, et de sauter magiquement au-dessus de tous les obstacles !


Quand Tom le narrateur entre en scène pour sa première adresse au public, il rejette d’entrée de jeu l’art du cinéma. On pourrait même croire qu’au-delà de la salle, il apostrophe les illusionnistes d’Hollywood qui ont refusé son scénario. Il brûle publiquement ce qu’il a adoré : « Oui, je vais vous surprendre. J’ai plus d’un tour dans mon sac. Mais je suis l’inverse d’un prestidigitateur de music-hall. Lui nous présente une illusion qui a l’apparence de la vérité, moi je vous présente la vérité sous le masque de l’illusion. »
Tennessee Williams, pour tourner une page, l’arrache ! Le cinéma, d’origine foraine, garde le goût des trucages, à la manière d’un Méliès : il aime tromper son public. Mais son meilleur truc consiste à donner l’apparence du réel à un trompe-l’oeil. Le spectateur tombe sous le charme d’une illusion ; fasciné, il prend des vessies pour des lanternes.


Dès les premiers mots du texte, Tom le narrateur, (Tennessee n’est qu’un pseudonyme, il se prénommait Thomas, Tom pour sa famille), Tom l’auteur affirme sa foi en un art qui refuse l’illusionnisme. Après avoir pris pour cible le cinéma d’Hollywood, il poursuit sur son élan ; il refuse sur scène le naturalisme qui se targue de reproduire la réalité sur un plateau mesurable en mètres carrés.


Il appelle de ses voeux un théâtre poétique. La Ménagerie de verre dès le début manifeste ce souhait : « La pièce est faite de souvenirs. À ce titre elle est faiblement éclairée, sentimentale, non réaliste. Dans le souvenir, tout semble se passer en musique. »


Au cours de la didascalie qui introduit la pièce, le poète a déjà annoncé la couleur : « La pièce se passe dans la mémoire. La mémoire se permet beaucoup de licences poétiques. Elle omet certains détails ; d’autres sont exagérés, selon la valeur émotionnelle des souvenirs, car la mémoire a son siège essentiellement dans le coeur. L’intérieur de l’appartement est donc plutôt obscur et poétique. »
« Seul ce qui est animé par l’affection demeure dans la mémoire. » avait déjà écrit Emerson.
La pièce se construit sur les souvenirs d’une « famille au bord de la crise de nerfs » appauvrie par la violence de la crise économique : la mère, la fille et le fils s’entassent dans un appartement trop étroit d’un quartier surpeuplé de Saint-Louis. Ils cherchent à surnager dans la tourmente des années trente.


Aux souvenirs de Saint-Louis s’ajoutent ceux d’Hollywood : la réécriture de la nouvelle, le refus des producteurs, le regret d’un film qui ne sera jamais tourné me semblent hanter l’oeuvre. Ainsi, au détour d’une didascalie au cours de la première scène, nous sommes stupéfaits de découvrir un écran que rien n’annonce, que rien n’explique.
Tennessee a pourtant déjà longuement précisé son dispositif scénique, expliqué ses effets de transparence à travers deux rideaux successifs : le regard du spectateur entre ainsi progressivement à l’intérieur de l’appartement des Wingfield. Mais l’auteur oublie d’indiquer où se trouve son énigmatique écran.
Chacun est renvoyé à son imagination. Pour ma part, je le vois se confondre avec le mur du fond de l’appartement. Les personnages se retrouvent dos au mur, un mur d’images et de légendes bien plus grandes qu’eux. Cet écran tombé du ciel écrase toute tentation ou tentative naturaliste. Ce signe géant rappelle, tout au long de la représentation, que la pièce, loin d’être réaliste, « se passe dans la mémoire ». Cet objet insolite dans un appartement s’apparente aux « licences poétiques » que « la mémoire se permet ». Il rend l’appartement « poétique ».


La projection de « légendes » crée un double jeu avec la parole des acteurs. Tandis qu’ils interprètent leur rôle, une légende peut, avec une certaine pointe d’ironie, n’être que la reprise d’une expression ou d’une phrase entière du texte : elle attire l’attention de toute la salle sur ce qui vient d’être dit. Dans la scène 6 par exemple, Amanda habille sa fille, le galant approche, c’est le grand soir !
Amanda : « Toutes les jolies filles sont des pièges, de jolis pièges, et c’est ce que les hommes attendent d’elles ! »
Légende à l’écran : DE JOLIS PIÈGES.
La projection se saisit de l’expression et la placarde avec d’immenses lettres ! Amanda est prise au piège : Elle n’endimanche Laura que pour mieux piéger Jim, qui sera nécessairement… consentant !
L’écran souligne la cruauté comique de la situation.
Voici un autre exemple, extrait de la même page, quelques lignes plus loin : Laura tourne lentement sur elle-même, l’air perplexe.
Légende à l’écran : « JE VOUS PRÉSENTE MA SOEUR : QUE LES VIOLONS CHANTENT SA GLOIRE ! » MUSIQUE. Amanda profite de cette musique pour réussir une entrée spectaculaire, habillée d’une robe fanée et démodée, sa robe de jeune fille « ressuscitée » d’une malle ! Soudain, elle détourne la légende à son avantage : aussi jeune que sa fille, elle mérite la même gloire qu’elle. La mère par son costume instituée en soeur aînée, rivale de sa cadette.


Parfois il suffit d’un mot pour changer brutalement le sens d’une légende. Sur l’écran, par exemple, se projette le titre d’une musique de danse :
« ALL THE WORLD IS WAITING FOR THE SUNRISE »
Paradoxalement sur cet air qui appelle la lumière et l’espoir, Tom évoque l’inéluctable approche de la guerre pour terminer par un brutal rappel du titre, « légèrement » modifié : « le monde entier attendait les bombardements ».
Ces légendes servent également de titres qui annoncent un changement de séquence ou qui soulignent un instant du texte. Ces projections contribuent ainsi à fragmenter le récit, à orienter l’attention du public ou à commenter ironiquement ce qui se joue au pied de l’écran.
Ces « interstices merveilleux », pied de nez au naturalisme, délivre le théâtre de son illusionnisme ! La narration de la fable est entrecoupée de projections qui ne surgissent pas pour verrouiller le sens mais au contraire pour le laisser grand ouvert !


Après son passage par Hollywood, Tennessee Williams prend un malin plaisir à renverser ce qui a fait la fortune des producteurs : une histoire à l’eau de rose se terminant sur une indéniable réussite !
Une succes story offre un instant d’euphorie et d’espoir aux chômeurs, aux ouvriers inquiets, aux spectateurs angoissés par les licenciements massifs et la course aux armements.


La Ménagerie de verre inverse le genre hollywoodien, en montrant « la catastrophe du succès ». La crise renvoie chacun à sa solitude. Amanda se démène, avec l’énergie du désespoir, pour sauver ses enfants du naufrage. Le bateau commence à couler, elle organise une fête ! On est ému par l’idylle naissante qui rapproche enfin Laura d’un « sympathique jeune homme banal ». Le conte de fée tourne vite au fiasco. Le désarroi de sa mère, l’effondrement de sa soeur invite Tom à s’enfuir le plus loin possible pour vivre enfin sa vraie vie ! Sa lâcheté envers sa soeur, le plus brûlant regret de son existence, Tom l’avoue soudain au public avant le noir final. Sous la lumière des projecteurs reviennent ainsi au jour les tristes souvenirs de cette crise familiale, tandis que sur l’écran se projettent des instants heureux ou des rêves d’espoir .
La succes story, diffusée sur l’écran, surplombe légèrement les échecs répétés des Wingfield.
L’ancien succès de cette jeune fille entourée d’une cour de dix-sept galants rayonne encore plus lumineux que jadis. Abandonnée depuis très longtemps par son mari, Amanda ressasse à n’en plus finir cet instant de bonheur en cavale ! Tennessee Williams, avec un sourire triste et ironique, nous montre que la vie ne sait pas encore imiter les films d’Hollywood !


Cet écran inattendu n’aurait-il pas été annoncé et dissimulé par l’auteur dans le titre de la pièce ? Comme le souligne Marie-Claire Pasquier dans son émouvante préface à la traduction de Jean-Michel Déprats (Éditions Théâtrales), cette expression, tout au long de la pièce, désigne la collection de petits animaux de verre qui appartient à Laura, éclats de lumière d’enfance. Le titre peut désigner tout aussi bien la « cage de verre » où il est possible d’enfermer de petits animaux vivants. L’écran ressemble tout autant que sa collection à Laura, ainsi décrite dans une didascalie qui la compare à « un morceau de verre translucide, caressé par la lumière, qui lui donne un éclat fugitif, illusoire, éphémère ».
Cette paroi de verre qui semble protéger la petite famille les enferme tous les trois : ils ne voient la vie qu’à travers une vitre miroitante, réfléchissante et déformante, accessoire préféré de nombreux prestidigitateurs !
La famille Wingfield semble réfugiée entre deux parois de verre : l’une, au fond de l’appartement, diffuse des « éclats » de bonheur « fugitif, illusoire, éphémère », des souvenirs et des rêves aveuglants. L’autre les aveugle encore davantage : ce mur de lumière les sépare de tous ces regards braqués dans l’obscurité qui ne cessent de les épier. On peut observer tous leurs agissements comme ceux d’insectes perdus, démunis et fragiles. Mais on les découvre aussi plus angoissés, cruels, pitoyables, comiques, drôle de collection dans sa cage de verre…


in n° 101 de la revue Alternatives théâtrales, 2009

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.