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La Ménagerie de verre

mise en scène Jacques Nichet

: Le cinéma dans la tête

Dès les premiers mots, Tom/Tennessee, en s’adressant directement au public, renverse le quatrième mur qui sépare les acteurs de la salle : « Oui, je vais vous surprendre, j’ai des tours dans mon sac. Mais je suis l’inverse d’un prestidigitateur de music-hall. Lui vous présente une illusion qui a l’apparence de la vérité. Moi je vous présente la vérité sous le masque de l’illusion. »


Cet enjeu poétique sert à mettre en valeur une vision politique. Sans être un auteur engagé dans un combat précis, Tennessee Williams vise juste : la Dépression, l’économie en train de se déliter, l’approche inéluctable de la guerre… Il ne démontre rien ; il se contente de montrer par petites touches, en quelques répliques, comment une grave crise sociale travaille au corps une famille, déjà fragilisée par le départ du père. Face à l’angoisse, la perte des repères habituels, la confusion des valeurs, la peur de la misère, chacun cherche son remède, un refuge dans le passé, une stratégie de fuite, un rêve de compensation. La crise s’ancre dans les têtes et y déploie tout son cinéma !
Tom, Amanda, Laura et même Jim n’apparaissent jamais comme des monstres mais leurs conditions de vie sont souvent monstrueuses. Chacun d’eux est aussi « beau » et « fragile » qu’un animal de verre de la ménagerie : dans la violence de l’époque, il suffit d’un choc soudain pour tomber brisé. La mère veut donc protéger à tout prix ses enfants qui de toutes leurs forces veulent échapper à son étouffante protection ! Et Amanda, « celle qui doit être aimée » ou « qui aurait dû être aimée », redouble d’efforts pour les sauver malgré eux et contre eux… Dans cette famille en crises (les nerfs craquent autant que l’économie !), on se sent piégé, on se débat, on se bouscule, on se replie sur soi, on passe de la bouderie aux cris puis aux larmes avant de déraper dans le grotesque et le ridicule : chacun y va de son cinéma ! Le rire jaillit de l’affolement des situations.


La présentation du personnage de la mère est une précieuse indication pour les quatre interprètes de cette pièce : « Il y a beaucoup à admirer chez Amanda, beaucoup à aimer et à prendre en pitié, mais autant qui prête à rire. » Les acteurs sont ainsi invités à varier sans cesse leur jeu au gré du mouvement des scènes. Personne n’est figé dans un emploi, fixé dans un caractère. Chaque personnage reste « en souffrance », inachevé, et son interprète, loin de s’enfermer dans cette douleur, ce qui reviendrait à achever le portrait dans une seule couleur, pourrait multiplier les croquis les plus variés, dessiner les visages changeants du rôle, rendre avec humour et distance le désarroi d’une instabilité et d’une impossibilité à trouver une issue de secours. La fable ne se dénoue pas, elle s’arrête sur de l’inachèvement.


Cette comédie est cruelle ou plus exactement c’est une comédie de la cruauté. L’amour de Laura pour Jim ne trouve aucun accomplissement et pourtant toute une scène l’a révélé magnifiquement, magiquement comme dans un conte, sous les auspices d’un animal mythologique, une Licorne, gardienne de pureté et de virginité. La cruelle bêtise de la vie vient tout casser, la Licorne devient en se brisant un bourrin. « La jeune fille en verre » est brisée elle aussi comme l’a été Rose, la soeur de Tennessee. Mais, paradoxalement, elle se libère ainsi de sa prison de verre. Elle donne à son amoureux d’un soir la plus belle pièce de sa collection dont elle se délivre définitivement. En échange d’une illusion d’amour qui l’a cependant réellement transfigurée, elle se sépare d’un animal fétiche qui depuis son enfance n’était qu’une protection illusoire contre la violence de la réalité. Même si nous avons envie de pleurer, nous pouvons continuer à sourire. Notre émotion de spectateur ne transforme pas cette comédie « sentimentale, non réaliste » en mélodrame.


L’épilogue permet au narrateur de se retourner une dernière fois et de regarder sa soeur encore une minute avant de lui dire adieu. Comme son père, il lui avait tourné le dos, il avait cru pouvoir l’oublier mais il est « plus fidèle » qu’il ne voulait l’être. En gage d’amour, il lui dédie ces deux heures de théâtre qui s’achèvent alors que tout reste inachevé. Ce poème ne vient pas réparer l’irréparable mais laisser la mémoire faire son oeuvre de trahison et de fidélité, de nostalgie et de regrets. Il n’y a plus rien à faire qu’à avouer comme Auden entre larmes et sourires : « Que la vie est étrange. Il y a toujours quelque chose à effacer mais on ne sait jamais où est la gomme. »

Jacques Nichet

juin 2008

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