theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « L'Empire des lumières »

: Entretien avec Arthur Nauzyciel

Entretien réalisé par Myung-Joo Chung, février 2016, NTCK

Quelle a été votre préoccupation première dans l’adaptation du roman ?


Pour l’adaptation, nous avons choisi de nous concentrer sur les trajectoires de Kiyeong et Mari. Le thème principal du roman est l’amour, un amour gâché. Et la séparation. La même chose sépare ce couple et ce pays. J’ai voulu montrer de quelle façon le passé tragique de la Corée affecte encore aujourd’hui la vie des gens, comment tout le monde ici porte cette histoire en lui, parfois sans s’en rendre compte. Je crois que l’auteur a non seulement utilisé pour son roman des histoires fictionnelles, mais aussi des histoires réelles qu’il avait entendues, que des gens lui avaient racontées ; il a assemblé tout cela dans le roman.


Pour la scène, j’ai prolongé cette démarche et demandé aux acteur·rices de partager des souvenirs d’enfance liés à la scission de la Corée. À partir des récits empruntés au roman et de ceux des acteur·rices, nous avons tenté de faire de cette pièce une sorte de cérémonie dramatique. Le théâtre est un espace ambigu entre vérité et mensonge, entre réalité et illusion, et ici entre théâtre fictionnel et documentaire.


En tant qu’étranger, comment avez-vous approché ce roman très coréen ?


J’ai rencontré Kim Young-ha, et nous nous sommes vite découverts des points communs et des références culturelles communes, dont certaines sont dans le roman. Par ailleurs, les thèmes que nous abordons sont suffisamment universels pour intéresser Coréen·nes et Européen·nes. L’intrigue d’espionnage est un prétexte permettant à Kim Young-ha d’aborder beaucoup d’autres sujets. Le secret qui sépare Mari et Kiyeong a une résonance universelle. Mais il n’y a pas besoin d’être un espion pour avoir des secrets ; on a tous des choses à cacher, des choses que l’on garde secrètes ou que l’on a trop peur de partager.


Vous avez visité les lieux réels du roman avec l’auteur ?


Oui. Je souhaitais reconnecter les lieux à la fiction. Le romancier avait assurément des raisons spécifiques de choisir tel ou tel lieu. Je ressentais le besoin de saisir ces endroits. La ville elle-même est un personnage de l’histoire. 2 protagonistes évoluent à travers la ville. Leurs trajectoires diffèrent, mais ils sont en mouvement. L’un fuit quelque chose, tandis que l’autre erre, flotte.


C’est pour cela que vous avez eu recours au film ?


Avant même de commencer l’adaptation, je savais qu’un film serait intégré au spectacle, que l’image filmée y tiendrait un rôle important. C’est la première fois que j’utilise autant le film dans un spectacle. Ce n’est pas juste un élément scénique, pas plus qu’il n’est là pour expliquer. Il participe à l’atmosphère, à un certain état, rend compte d’une attente, et nous permet de jouer avec différents niveaux de réalité et de temporalité. Les gros plans sur des visages, l’aspect fantomatique, spectral donné aux lieux, produisent une certaine mélancolie, une certaine solitude.
En outre, j’aime beaucoup le cinéma, et cela m’intéressait de travailler sur les relations que nous pouvions créer entre théâtre et cinéma. À vrai dire, ma curiosité pour la Corée est aussi née des films coréens que l’on peut voir en France depuis une décennie.


Quel regard portez-vous sur Séoul en tant que personnage ?


La plus grande différence entre Séoul et son équivalent français, Paris, c’est qu’à Paris, le passé reste très présent. La plupart des bâtiments du centre de Paris ont été bâtis au XVIIe siècle. À Séoul, le passé a été balayé. Impossible de savoir à quoi cette ville ressemblait avant d’être entièrement démolie puis reconstruite. Mais on ne réalise pas toujours que l’on porte le passé en soi, on ne se rend pas compte que toutes ces histoires sont ancrées en nous, que nous sommes le produit d’une histoire. Le passé peut nous alourdir, mais il est important de renouer avec lui et de s’en servir pour aller de l’avant. C’est de mémoire qu’il est question dans ce projet.


Cela fait sens avec votre travail plus généralement, par rapport à l’idée selon laquelle le théâtre est un rituel.


Oui, pour moi le théâtre est plus qu’un divertissement, il peut aider à penser, à déchiffrer des émotions plus profondes, plus complexes. L’espace de 2 heures, il est une expérience humaine. Le théâtre, ce sont des gens qui se réunissent dans un même espace, au sein duquel certains créent une illusion pour d’autres qui ont envie d’y croire. C’est très singulier, il y a quelque chose de mystique dans ce rapport-là.
Ce spectacle ne montre pas des personnages sur une scène, mais des personnes qui témoignent pour d’autres. Ici, par exemple, pas de Kiyeong, mais le comédien Ji Hyun-jun qui parle pour Kiyeong, pour tous les Kiyeong.
Nous n’illustrons pas L’Empire des lumières, mais dans l’expérience d’en raconter des fragments, ce sont des bribes de mémoire qui ressurgissent, des histoires intimes, qui viennent s’inscrire entre la fiction et la grande Histoire. Le théâtre donne une voix aux absents, à ceux qui sont invisibles. J’aime le théâtre quand il brouille les frontières entre rêve et réalité, entre les vivants et les morts. Il est l’envers du monde. Ainsi, il devient rituel.


  • – Entretien réalisé par Myung-Joo Chung, février 2016, NTCK
  • Traduction en français par Baptiste Nollet
imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.