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: Entretien avec Krzysztof Warlikowski

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Pourquoi avez-vous imaginé ce Cabaret Varsovie?


Krzysztof Warlikowski : Par inquiétude.


Et plus exactement ?


Nous vivons un moment étrange, nous gardons notre calme et faisons semblant que tout va bien. Pourtant, il est évident que ce n’est pas vrai. À mon avis, les artistes sont là pour remuer ce qui est bien tassé.


Qu’est-ce qui ne va pas ?


On assiste en Pologne à une vague d’attitudes nationalistes que l’on présente comme du nouveau patriotisme, on cherche des justifications à l’homophobie, on torpille des projets de lois comme ceux équivalents au Pacs. Et on colle dessus l’étiquette de « démocratie » et de « liberté ». Cette liberté-là me paraît suspecte : elle est en train de devenir un assujettissement collectif. C’est comme si l’on donnait notre accord à la limitation des libertés au nom d’un « bien commun », d’une « sécurité commune », imaginaires. Je me demande où doivent se situer les gens comme moi, les artistes avec lesquels je forme le Nowy Teatr. Cabaret Varsovie constitue une tentative utopique de créer un asile pour ce groupe de gens qui sont différents et dont fait aussi partie le public de mon théâtre, ce public « hors système ». Une question est lancée au cours du spectacle : « Qu’est-ce que nous faisons au juste ici ? » Justement, qu’est-ce que nous faisons ?


Votre spectacle inaugure le nouveau lieu du Nowy Teatr à Varsovie, n’est-ce pas ?


Cabaret Varsovie est le résultat de la conjonction entre deux événements : l’ouverture de notre nouveau théâtre à Varsovie et celle de la FabricA à Avignon. À Varsovie, il s’agit, avec ma nouvelle création, de donner le ton de ce que sera le Nowy Teatr. C’est un ancien et vaste garage, connu pour être l’un des rares bâtiments de Varsovie à avoir survécu à la Seconde Guerre mondiale, dans une ville qui a été presque entièrement rasée. La compagnie Nowy Teatr et moi-même souhaitons en faire une sorte d’ambassade, avec un statut d’extra-territorialité culturelle. Un endroit où l’on parle, pense et où l’on produit des oeuvres différemment.


Ce Cabaret Varsovie est donc un lieu de liberté et d’invention.


Il y a peu, j’ai pris l’avion pour un voyage entre Madrid et Bruxelles. Je me suis retrouvé au milieu d’un groupe de personnes composé de cent cinquante cadres européens, qui ont passé une heure et demi à réaliser des opérations sur leur ordinateur pour faire fructifier leurs biens. Je me suis senti complètement étranger à leur monde : j’avais le sentiment de venir de Mars. C’est donc sur cette Europe, qui semble avant tout penser en termes de profit et de rentabilité, que nous nous interrogeons. Mais aussi sur la montée des doctrines et des actes fascistes en Grèce, en Norvège, en Hollande, en Russie, en Pologne et ailleurs, sur la défense nécessaire et légitime de la liberté personnelle, comme un rempart contre cette fascisation. La Pologne vit une situation complexe puisque le pays se compose à la fois d’une minorité influencée par les mouvements de pensées libertaires venus de l’Ouest et d’une majorité encore très dépendante des vieux modes de pensée issus du catholicisme ou du socialisme. Au Nowy Teatr, nous avons l’ambition de créer un espace de libre expression ; Cabaret Varsovie est la première étape de notre parcours.


Cet ensemble d’artistes qui vous entoure, est-ce une famille ? Une troupe ?


Il n’y a aucune obligation qui nous lie, autre que celle de l’envie de travailler ensemble. Et il leur faut une grande dose d’idéalisme pour me suivre dans mes projets, qui sont parfois instables et toujours hors normes !


Vous avez donc écrit une nouvelle pièce…


Oui, en m’inspirant notamment de la pièce de John Van Druten, I Am a Camera, pour la première partie, qui est l’adaptation pour le théâtre des nouvelles de Christopher Isherwood, qui a elle-même inspiré la célèbre comédie musicale Cabaret, mais aussi du scénario du film de John Cameron Mitchell, Shortbus, pour la deuxième partie. Pour constituer mon texte, j’ai également utilisé des matériaux littéraires, comme Les Bienveillantes de Jonathan Littell, le texte autobiographique de Justin Vivian Bond – un des acteurs de Shortbus, artiste radical de la scène off américaine – et des matériaux que nous avons écrits nous-mêmes. La majorité des auteurs auxquels j’emprunte des choses se situent entre deux mondes : ils ont connu des changements radicaux de société. Ils sont donc un peu comme moi.


Qui dit « cabaret », dit musique et chansons ?


Bien sûr. C’est une manière d’instaurer un nouveau langage. Le cabaret vous libère de toute obligation envers l’intrigue et la narration. Les « numéros » qui composent un cabaret sont synonymes de liberté, d’affranchissement de toute convention, d’irresponsabilité de la fantaisie. Ainsi, on peut aller d’un point culminant, un point critique, à l’autre. Ça change complètement la tension d’un spectacle.


Le cabaret, est-ce aussi pour vous la possibilité de supprimer le fameux « quatrième mur » du théâtre ?


Quatrième mur ? Il n’y a jamais eu de quatrième mur dans mon théâtre. L’idée qui nous guide est d’utiliser le cabaret comme, peut-être, un club de rencontres où l’on pourrait se parler librement, se distraire, partager un moment singulier de nos vies.


À travers les matériaux que vous utilisez, entre la pièce I Am a Camera qui se situe dans l’Allemagne pré-nazie et le film Shortbus qui se passe après les attentats du 11-Septembre à New York, vous traversez les époques…


Je ne souhaite en aucun cas créer un spectacle historique sur la montée du nazisme ou sur la peur qui s’est emparée d’une partie du monde occidental après les attentats du 11-Septembre 2001. Je n’entends pas m’enfermer dans quelque chose qui a été. J’étais curieux de ce qui pouvait résulter de cette rencontre, de ce croisement, voire de ce heurt entre des catastrophes humaines. Varsovie d’aujourd’hui – comment s’y reflète cette ville ? Comment est-elle ? Quelle place pourrait y trouver Sally Bowles, cette égoïste sensible prête à tout sacrifier pour faire carrière, et quelle serait celle de Justin Vivian Bond qui transforme sa vie, sa transsexualité, sa fragilité et son égarement en une oeuvre d’art ? Que sont les tentations diaboliques d’aujourd’hui, nous viennent-elles de l’extérieur ou les fabriquons-nous nous-mêmes ? Nos sociétés ont-elles épuisé leurs ressources ou pas encore ? Les questions sont nombreuses. Elles apparaissent, comme si de rien n’était, au fil des numéros de cabaret.


Que peut faire l’artiste dans ce monde ? Dans cette période ?


Être un martien… Au MOMA de New York, Marina Abramović, a fait une performance qui consistait à observer les New-Yorkais pendant trois mois. Chaque jour, elle était assise de 9 h à 18 h, sans bouger, et recevait, en silence, tous ceux qui voulaient la rencontrer. Ce regard était d’une immense générosité car il permettait une rencontre unique, mais le langage de cet échange était difficilement compréhensible dans l’immédiat. Cela sortait de toute convention, de toute logique. Je pense précisément que la fonction de l’artiste est d’être cet extra-terrestre.


Le réalisateur du film Shortbus, John Cameron Mitchell, dont vous utilisez le scénario dans la seconde partie du spectacle, se sert de la sexualité pour parler de la société américaine contemporaine et de ses problèmes. Cela correspond-il aussi à ce que vous souhaitez faire entendre ?


C’est pour tenter de trouver une identité laïque pour les Polonais que j’utilise ce genre de textes, comme j’ai pu le faire d’une autre façon dans Angels in America. Selon moi, en Pologne, nous nous cachons encore derrière le système catholique. Le vrai problème est qu’on voudrait nous faire croire que nous n’avons le choix qu’entre le vieux modèle historique polonais et un modèle plus moderne, venu d’ailleurs. Mais il y a d’autres chemins possibles ! D’une façon provocante, je pose des questions « inappropriées » dans cette ville de Varsovie, qui ressemble à un cimetière dans lequel le catholicisme nous interdit le plaisir, la jouissance. La seule liberté que l’on peut avoir, c’est à l’intérieur des murs de nos appartements. Et encore…


Dans Shortbus, l’un des personnages regardant ses contemporains dit : « C’est comme les années 60, mais sans l’espoir. » Partagez-vous cette vision pessimiste ?


Je suis très partagé. Il y a quelques années, j’étais très pessimiste concernant cette nouvelle identité européenne qu’on voulait nous imposer de Bruxelles. Je sortais, par contraste, d’une période très optimiste où les artistes de ma génération prenaient le pouvoir, devenaient les « jeunes maîtres » par rapport aux « anciens maîtres ». Aujourd’hui, j’espère que la crise apportera un nouvel espoir, plus modeste sans doute. En raison de la crise économique, le lieu où nous sommes restera un lieu non-officiel, un garage, car l’argent manque pour l’agrandir. Ça vous donne une plus grande liberté. Même si nous ne fonctionnons pas en clandestinité, nous restons à la marge du courant théâtral et de l’industrie du spectacle. Ça vaut mieux, car c’est seulement dans ces conditions qu’il est possible de prendre la responsabilité du public et ne pas se laisser manipuler ou vendre, cher ou pas cher, peu importe. Quoi qu’il en soit, ce qui a changé pour moi, c’est la responsabilité que je prends avec les artistes avec qui je travaille, avec ma troupe.

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