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Jëkk (Sui in res)

mise en scène Jean-Michel Bruyère

: Entretien avec Jean Michel Bruyère

La légende d’Actéon est le mythe fondateur du peuple imaginaire des Vøspazàrs que vous avez inventé et l’un des fondements de Jëkk. Pourquoi vous fascine-t-il autant et pourquoi avez-vous tenu à proposer une lecture chamanique de ce mythe ?


Jean-Michel Bruyère : Premièrement, la fascination est un état passif. Les actes artistiques n’ont rien à faire avec la fascination, car rien de l’art ne peut naître de la passivité ni d’une quelconque forme de la soumission. L’art est un geste, il se situe même dans le geste seulement et ne vaut que dans la mesure où ce geste est premièrement libre, deuxièmement savant, troisièmement volontaire – il peut certes se trouver seulement libre ou savant ou volontaire, mais il lui faut ces trois qualités ensemble pour avoir une chance d’atteindre parfois sa pleine valeur.


Le mythe de la perdition d’Actéon interroge l’accès à la beauté et la capacité des langages à en traduire l’expérience. Il conduit aussi à réfléchir l’instabilité de ce qui n’est qu’une construction : l’humanité. C’est donc ici le triangle liberté-connaissance-volonté qui est mis en question et, conséquemment, le geste d’art. Chaque mythe est une énigme dont la solution explique le monde, celui de Diane et Actéon a cela de particulier qu’il offre de réfléchir le monde depuis l’art et la Trinité qui ouvre son geste. Avons-nous besoin d’un autre sujet ?


Deuxièmement, l’hypothèse d’un peuple métamorphosé des chiens ayant mangé Actéon et dont on se considère comme descendants culturels a plusieurs utilités.
premièrement, elle permet de se concentrer inlassablement sur la seule exploration d’un mythe devenu alors identitaire.
deuxièmement, poser la fiction d’un peuple, au moment où il n’en existe plus un seul réel, permet d’entretenir l’illusion d’un sens, c’est-à-dire d’une adresse, pour la création artistique. troisièmement, se considérer soi-même comme un chien errant offre une estimable liberté dans une époque organisée par le surdéveloppement à la fois de l’ego et de la contrainte.


Troisièmement, «proposer une lecture »
premièrement, il ne s’agit pas de proposer quoi que ce soit, mais de faire le geste qu’à un instant la Trinité vous impose.
deuxièmement, la proposition, l’offre, foutus vocables de marché.
troisièmement, une lecture de ceci, une relecture de cela, occupations de propagandistes quatrièmement, quand le dogme englue tout, se souvenir de l’origine a-dogmatique de toutes mystiques relaxe.
cinquièmement, l’origine de la Tragédie d’Actéon est un rituel archaïque de prise de nom que tenait annuellement un groupe de ménades de Béotie se vouant au culte du cerf, dont l’intention était la régénération du gibier et la fonction, donc, exactement chamanique.


«La seule manière restant aux «publics» européens ou euro-américains de se reconnaître à nouveau en tant que peuples serait de se représenter comme peuple errant». C’est afin de répondre à «l’impossible théâtralisation des peuples fixes» que vous avez créé ce peuple imaginaire. Pensez-vous avoir réussi dans cette entreprise de déplacement ou de décentrage?


Il ne s’agit pas de réussir, mais de refuser. Et le refus n’a pas besoin de réussite, car il est en lui-même sa propre réussite.


L’humanité gêne le développement actuel du capitalisme européen et euro-américain, dont la logique entière voudrait qu’elle disparaisse. Les états marchands qui en relèvent ont déjà depuis longtemps exterminé leurs propres peuples et la volonté populaire, auxquels ils ont substitué le public et l’opinion. Il n’y a plus de peuples, l’opinion du public y est favorable, c’est donc une affaire réglée. Mais si l’on considère la petite question théâtrale, cela pose pourtant quelques problèmes. Dont un de taille. Ce n’est bien sûr pas la question du public, comme on l’entend quelques fois, puisque du public, il n’y a finalement que cela. C’est plutôt quoi représenter quand il n’y a plus de volonté ? et qui pourrait bien s’en charger lorsque tout ce qui reste est public, lorsqu’il n’est personne qui ne soit du public ?
La seule solution que les peuples pourraient avoir de se libérer de leur métamorphose en «public » et pour exister de nouveau en tant que peuple serait peut-être de se libérer d’abord des états, de la nationalité et de la territorialité, pour se considérer eux-mêmes en peuples errants. En attendant (on peut toujours attendre), aucune théâtralité n’est possible sans que soit d’abord posée la fiction d’un peuple représentable. Toute fiction théâtrale est désormais précédée d’une fiction culturelle. Mieux vaut alors la dessiner consciemment, en faire un élément de la création.


Vous présentez cet été une nouvelle étape de Jëkk, ce nom générique des cinq «spectacles installations » évolutifs dont le Festival d’Avignon sera l’aboutissement. Quel aspect allez-vous privilégier ?


Le travail. Le travail en marche, l’évolution. On parle toujours de spectacle vivant, pour dire que quelques-uns parmi les objets scéniques brassent de l’air, mais la plupart du temps, on ne présente que des formes mortes. L’occasion nous est donnée cette année, puisque l’organisation du Festival en convient, de montrer des travaux en cours, sans formes fixes, chaque jour différents de quelque chose, de la distance parcourue la veille. Cela ne veut pas dire qu’un spectacle va se bâtir progressivement au cours du Festival. C’est une marche pour la marche, une marche errante, elle ne va nulle part, elle ne bâtit rien, c’est une avancée sans fin et pour le seul plaisir d’avoir des jambes.

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