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Je suis Fassbinder

+ d'infos sur le texte de Falk Richter traduit par Anne Monfort

: Falk Richter | Stanislas Nordey (2/2)

Entretien réalisé par Anita Le Van et Suzy Boulmedais

Comment et pourquoi la rencontre avec l’œuvre de Fassbinder a été un choc décisif dans votre désir d’être artiste ?


Falk : J'avais à peu près 17 ans quand j'ai vu ma première rétrospective Fassbinder ; c'est là que j'ai pris conscience de ce qu'il était possible de faire au cinéma. Du coup, à 17 ans, je me suis plongé dans l'œuvre de Fassbinder : j'ai lu toutes ses pièces de théâtre, vu tous ses films, et puis je me suis mis à lire les textes qu'il a portés à l'écran, Querelle par exemple. Par la suite, je me suis plongé dans l'œuvre de Jean Genet et dans ses pièces, et à partir de là, c'est une espèce d'exploration pleine de ramifications qui a commencé.


Ce qui fait la singularité de Fassbinder, c’est son ouverture d'esprit, son honnêteté.


Il a beaucoup parlé de lui et de ses expériences, de ses tentatives pour mener à bien sa vie d'artiste, ses relations... Il a beaucoup parlé de ses relations intimes, mais aussi de la réalité allemande, de l'histoire, de la politique en Allemagne. Il a observé combien le fascisme s'était immiscé dans les relations humaines, combien le contexte, le système politique avaient influencé les relations amoureuses, le mariage, et c'est ce qu'il a montré dans ses films.

Fassbinder n'est pas vraiment un modèle parce qu'il pouvait aussi être détestable, il lui arrivait de très mal traiter son entourage. Mais il avait également des qualités que je trouve absolument exemplaires : il est auteur, metteur en scène, il travaille énormément. Il y a chez lui une espèce d'aller-retour permanent entre sa vie et son travail. Tout ce qui lui arrive se retrouve, en quelque sorte, dans son travail. Chez moi, c'est la même chose : il m'arrive même parfois de ne plus pouvoir distinguer ce que je vis de ce qui arrive dans mes pièces. Voilà pourquoi Fassbinder m'a profondément inspiré.


L’œuvre de Fassbinder a touché toute une génération en Allemagne, qu’en est-il en France ?


Falk : Oui, c’était le plus grand réalisateur allemand, à l’époque. Son originalité, c’était son incroyable radicalité, le fait qu’il aborde des thèmes peu courants dans les années 70. (...) Il montrait avant tout des humains, des êtres complexes, et non des victimes ou des gens à problèmes.


(...) Ce n’est pas un intellectuel « pur jus », ses films racontent des histoires dans lesquelles il aborde avec intelligence les tabous et les traumatismes de la société allemande, et montre surtout que le fascisme n’a pas disparu avec la fin de la seconde guerre mondiale, combien il perdure encore dans les années 50, 60 et 70 en Allemagne. C’est un type d’artiste bien particulier, une sorte d’intellectuel émotionnel.


Stanislas : La réception en France des œuvres de Fassbinder fait également partie de notre dialogue. Nous faisons un spectacle qui s’appelle Je suis Fassbinder en France mais Fassbinder n’est pas pour le public français un référent immédiat comme le serait Godard par exemple, c’est plus lointain. Fassbinder est un référent pour une certaine génération ; les jeunes gens ne connaissent pas si bien que cela Fassbinder, hors certains jeunes étudiants en cinéma. Au cours du travail sur My Secret Garden, j’avais appris à Falk que l’Allemagne pour nous, Français, c’était par exemple notamment Romy Schneider, et on l’a intégrée dans le spectacle. S’il écrivait Je suis Fassbinder pour la Schaubühne, je ne suis pas sûr qu’il écrirait de la même manière que pour le public français.


Falk :Oui, ça me permet une immense liberté. C’est presque comme si je ne décrivais pas un personnage ayant réellement existé – en Allemagne, tout le monde sait quasiment tout de lui – enfin, le public de théâtre, disons. Ici, je peux avoir recours à une surface de projection. C’est d’ailleurs mon idée : ne pas forcément m’en tenir à sa biographie, mais créer une sorte de mélange entre mon imaginaire et ce que Fassbinder a vraiment été, ce qu’il a vécu. De cela émergera peut-être un personnage qui correspondra à ce qu’on aimerait que l’artiste soit aujourd’hui, un artiste qui regarde le monde, qui regarde l’Europe. Il s’agira plutôt d’une gure de Fassbinder ctionnalisée, l’accent sera mis sur sa façon d’être, de penser, et puis il s’agira aussi de moi, de nous, du collectif qui monte cette pièce.


Fassbinder, figure de la transgression et de la radicalité des années 70 peut-il donner des « clés » pour comprendre l’Europe, le monde aujourd’hui ?


Falk : Des clés, non, plutôt des tentatives...


L'un de mes points de départ, et aussi le point de départ de cette pièce, c'est très concrètement l'un de ses films, L'Allemagne en automne (œuvre collective, rassemblant plusieurs courts-métrages de réalisateurs différents). Dans son film de 30 minutes, il y a une scène où il réagit directement aux événements de 1977.
En Allemagne, dans les années 70, il y avait un groupe terroriste, les Baader-Meinhof. Ils kidnappaient et assassinaient principalement – ou plutôt exclusivement – des grands patrons de l'industrie ou des banques, des gens qui étaient pour ainsi dire de mèche avec le capital international. Ce groupe était issu du mouvement de protestation contre la guerre du Vietnam, et un jour, ses membres sont morts en prison.
En Allemagne, le déroulement exact des faits est encore très controversé, rien n’est prouvé: ils étaient en cellules d’isolement, on peut supposer qu'ils ont été assassinés, l'Etat a déclaré qu'ils s’étaient suicidés. Fassbinder réagit à ces décès – qui ont été précédés par un détournement d'avion impressionnant – et on le voit discuter avec sa mère, débattre avec son amant sur les lois d'exception, sur l'état d'urgence décrété alors en Allemagne. On voit comment il tente de comprendre ce qui est en train de se passer. L'Allemagne est alors en pleine période terroriste, en plein état d'urgence, et tout le monde a peur. Connaît- on actuellement un virage à droite et comment réagir à cela en tant qu'artiste ? Ce lm est quasiment le point de départ de mon analyse de la situation actuelle en Allemagne et en France.


Je suis d’ailleurs en train d'écrire un texte pour le spectacle qui s'appellera L'Allemagne en automne - 2015. Après les événements de Cologne, il y a eu beaucoup de discussions très dures en Allemagne...
La société allemande est incroyablement divisée en ce moment, je ne l'ai encore jamais connue si divisée ; personne ne sait où cela mènera. Il y a des mouvements d'extrême droite incroyablement forts, qui se sentent évidemment confortés dans leurs idées, exigent une Allemagne sans étrangers et obtiennent de plus en plus d’audience et de voix. La société est en train de se radicaliser, des étrangers ont été agressés, battus, en guise de vengeance en quelque sorte...


Comment faire théâtre avec des thématiques comme le terrorisme, la xénophobie, l’homophobie, l’antisémitisme, les violences faites aux femmes... pratiquement en temps réel ?


Stanislas : Le risque que Falk prend – c’est ce qui m’a le plus touché quand j’ai lu ses textes –, c’est que dans 6 mois peut-être certaines parties du texte seront obsolètes. Lorsqu’on a monté Das System, l’ensemble du spectacle était tourné autour d’une dénonciation très violente de George W. Bush et de sa politique. Quand on a créé le spectacle à Avignon, G. W. Bush était président, mais quand on l’a repris en tournée, Barack Obama était devenu président et c’était intéressant de voir à quel point cela déplaçait forcément l’écoute.
Ils sont rares les auteurs qui prennent ce risque-là et qui n’écrivent pas seulement pour la postérité, ceux qui choisissent l’immédiateté au risque que l’actualité avance. Pour autant, le théâtre de Falk n’est pas un théâtre d’agit-prop ; ce n’est pas Peter Weiss, ce n’est pas un théâtre documentaire, c’est un théâtre extrêmement personnel et c’est cela qui reste d’actualité. Quand Falk dit « la société me fait peur », que ce soit avant, pendant ou après les attentats, ce n’est pas du tout obsolète.


Je crois qu’on peut dire que le spectacle n’est pas un spectacle politique. C’est un spectacle qui parle d’aujourd’hui.


Les textes de Falk parlent d’un aujourd’hui vaste dans lequel il prend part, dans lequel il a envie de prendre la parole, de regarder autour de lui. Falk n’a jamais écrit un texte pour dénoncer. Mais il est engagé dès lors que l’auto ction existe dans son travail.

Falk : Je crois que je me considère comme un chroniqueur de notre époque, quelqu'un qui raconte ce qui se passe. Au fond, c'est ainsi que j'ai écrit toutes mes pièces, et toutes sont encore pertinentes, même des années plus tard. Prenons Das System : c'est une œuvre dense, forte de six ou huit pièces, écrite de façon à ce qu'on puisse en extraire di érentes parties, comme les pièces Unter Eis (Sous la glace) ou Electronic City par exemple, qui sont encore jouées aujourd'hui dans le monde entier, même si elles datent de dix voire douze ans. Il s'agit donc de repérer l'aspect intemporel de certains sujets...


Comment représenter ça ? Je crois qu'il s'agit d'abord de la question de la confusion qui règne aujourd'hui au regard de la situation politique, et de ce que ça signi e, pour les individus, de vivre dans un monde qui peut changer d'un jour à l'autre. Un monde où nous ne savons pas exactement ce qui peut survenir, où l'Europe n'est plus un lieu sûr et connaît progressivement le même sort que le Moyen-Orient, où l'ensemble des con its mondiaux portent de plus en plus atteinte aux populations civiles. Jusque-là, nous étions rarement confrontés à cette situation en Europe, ça se passait plutôt à l'extérieur de l'Europe, mais à présent, malheureusement, la situation a changé, nous ne sommes plus cet îlot protégé au milieu d'un monde criblé de conflits... Ce sont là des problématiques qui vont nous occuper ces vingt, trente à quarante prochaines années ; c'est pourquoi je n'ai pas peur qu'elles deviennent obsolètes. Vous écrivez pour chaque acteur en particulier, selon leurs « désirs », en traçant des pistes avec eux. Où en êtes-vous aujourd’hui ?


Falk : Les acteurs ne me donnent pas une liste avec leurs désirs pour que j’écrive ensuite, non, on se rencontre, on parle, on fait connaissance. Ce fut le cas lors de la première session de travail début janvier. Mais j'écris mes textes en vue d'une pièce dans son ensemble, pour que l'ensemble fasse sens.


Stanislas : Mais c’est vrai que tu regardes beaucoup les comédiens dans un premier temps et que tu écris à partir d’eux, à partir d’une certaine manière d’être plutôt qu’à partir de leurs désirs en effet.


Falk : Oui, c'est vrai.


Et maintenant, j'écris ! Je me retrouve chez moi, avec toutes ces impressions dans ma tête, et elles resurgissent en partie dans mes textes...


En fait, je ne parle jamais de mes pièces tant que le processus d'écriture est en cours. Je crois que ce serait dangereux de le faire, car durant cette phase, je ne veux pas ré échir à ce qui n'est pas encore écrit, je ne veux pas encore instaurer de distance avec mon intuition, mon imagination. Il est donc impossible pour moi de parler d'une pièce comme si elle était déjà écrite, ce serait même plutôt contre-productif...



Entretien réalisé par Anita Le Van et Suzy Boulmedais
Le 22 janvier 2016 au Théâtre National de Strasbourg
Traduction des propos de Falk Richter par Céline Coriat

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