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J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne

+ d'infos sur le texte de Jean-Luc Lagarce
mise en scène Chloé Dabert

: La proximité de la parole sans filtre

Entretien avec Chloé Dabert, réalisé par Chantal Hurault

Chantal Hurault. Vous avez découvert l’œuvre de Jean-Luc Lagarce lors de vos années au Conservatoire, auprès de Joël Jouanneau. Est-ce lui qui vous a conduite à cette rigueur du travail sur la langue ?


Chloé Dabert. Joël Jouanneau a été important dans mon parcours et m’a en effet amenée à cette rigueur, presque métronomique. Je donne une grande importance au sens que l’oralité révèle et répète immédiatement dans l’espace de jeu, texte en main. Pour cette pièce de Jean-Luc Lagarce, dont l’écriture est extrêmement précise et très ponctuée, nous nous arrêtons avec les actrices sur les parenthèses, les italiques, les retours à la ligne pour comprendre comment la parole passe de l’une à l’autre, de quelle façon s’articulent les temps, les adresses… Nous clarifions et affinons la place de chacune à l’intérieur de la partition en même temps que sa dimension chorale.
Durant cette phase de rencontre, avec le texte et avec l’équipe, je reste ouverte à toute proposition et laisse les actrices s’approprier leurs propres appuis de jeu, certaines ont besoin d’accessoiriser, d’autres d’interroger le sens ou d’entrer directement dans la rythmique du texte ou la physicalité. La seule chose à laquelle je résiste ce sont les idées préconçues, j’évite de trop anticiper l’interprétation et demande aux comédiens de ne rien projeter. Tout doit venir du plateau afin d’être le plus au présent possible et de le rester durant les représentations. Cette partie technique est un socle pour l’invention ; les personnages prennent progressivement forme, presque d’eux-mêmes. Je me sens proche de ce théâtre car, si l’action est dans la parole, Lagarce s’amuse sans cesse avec les clichés et écrit pour des acteurs « qui jouent ».
J’aime pour ma part décaler le formel avec des éléments concrets qui passent par le corps – détendu et, encore une fois, au présent. Je maintiens en ce sens un équilibre entre deux codes de jeux, l’un tenu et cadré, l’autre incarné et très libre.


C. H. Il y a dans cette pièce une énigme autour du retour du fils, dont on ne sait pas s’il a effectivement eu lieu. De quelle façon y répondez-vous ?


C. D. Nous ne dirons pas s’il est rentré ou pas, s’il est mort, si elles sont mortes, vivantes, si cela fait cent ans qu’elles sont là et rejouent cette scène, si ce sont elles qui hantent cette maison, si c’est la maison qui les hante, si c’est lui... Lagarce ne donne pas de réponse, je considère que lorsqu’un auteur n’en donne pas, ce n’est pas à moi d’en apporter une. Cette option n’est pas des plus aisées : elle oblige les actrices à choisir leur propre réponse quant au retour ou non du garçon, et à la faire évoluer selon les moments de la pièce. Il y a quelque chose de troublant pour elles dans le travail, qui l’est à la lecture et qui doit le rester durant la représentation. L’énigme du retour est inhérente à la façon dont elles se contredisent dans leurs versions des faits, elles se fixent sur des détails et se reprennent au sein d’une phrase, comme dans un rêve à tiroirs. De là naît l’impression qu’elles rejouent une scène qui a pu avoir lieu il y a longtemps.


Cette sensation est renforcée par un trouble des temporalités tant Lagarce passe du futur au passé, au présent, au conditionnel. Les femmes ne sont pas forcément au même niveau de l’histoire, l’une peut être dans l’évocation tandis que les autres sont, symétriquement, en train de vivre l’instant que la première raconte. Il en ressort une choralité singulière à laquelle nous avons été très vite été confrontées, nous rendant compte en répétition de la nécessaire présence de l’ensemble du groupe jusque dans les passages monologués.


C. H. Ce travail approfondi sur l’adresse et la choralité a-t-il ouvert des perspectives sur la nature répétitive, voire obsessionnelle de la parole ?


C. D. Dans cette obsession du dire, propre à Lagarce, il y a une ambivalence entre la prise de conscience de la violence adressée et une forme de pudeur. Plus nous avançons, plus je mesure combien Lagarce est aux antipodes d’un théâtre introspectif : la parole n’est jamais tournée vers soi, elle s’appuie constamment sur un, plusieurs personnages, ou le public. Même dans les moments exponentiels, il maintient une distance, un humour et une connivence avec le public que je perçois comme de la bienveillance. Cependant, si cette langue est généreuse, elle n’est absolument pas confortable car elle ne s’installe pas, le jeu doit rester mobile.
Dans ce flot de paroles, fait de répétitions et de digressions, les femmes sont à la recherche du terme juste pour traduire ce qu’elles ressentent au moment où elles parlent. Loin du ressassement, j’y vois une langue de l’inconscient où les mots dépassent la pensée. Ce que l’on pense est dit dans l’instant présent, sans sous-texte – ce qui en fait aussi une langue organique, physique. Les personnages ne sont ni dans l’aigreur ni dans le cynisme pur, ils parlent de manière instinctive, abrupte, maladroite parfois, tellement humaine…


C. H. Lagarce fait référence aux Trois Sœurs de Tchekhov dans son synopsis. Il parle également d’Ulysse. Êtes-vous sensible à ces références ?


C. D. L’enfermement spatial et mental, nourri de rêves et de fantasmes, fait aussi écho à La Maison de Bernarda Alba de García Lorca. Lagarce fait partie de ces grands auteurs qui ont une vraie finesse pour sonder l’âme humaine. Ce qui est passionnant dans son œuvre, en effet très référencée, c’est qu’elle exprime à tous points de vue son immense amour du théâtre, le répertoire, l’esprit de troupe, le public. On retrouve dans J’étais dans ma maison..., de façon autobiographique mais décalée, l’atmosphère du village et de la petite province qu’il a quittée. Cependant, contrairement à Juste fin du monde et Le Pays lointain où Louis revient et offre – même mort – son point de vue, on est ici du côté du fantasme de ce qui se passe quand il n’est pas là. Il reprend des schémas types, Tchekhov n’est jamais loin. Le fils, le frère, l’aimé absent y est auréolé d’une vie exceptionnelle et devient un tel objet de projection que l’on comprend presque pourquoi il est parti, pourquoi il ne revient pas ! L’attente, dans cette maison isolée, y est un prétexte pour ne pas vivre, sans que l’on cesse de dire son désir de commencer à vivre...


Au-delà du personnage masculin, j’ai été frappée dès les premières répétitions par la façon dont la pièce donne à entendre trois rapports mère-fille différents, sous-tendus par la frustration, la colère, les non-dits, l’incompréhension... Lagarce ne porte aucun jugement, il est seulement là, présent en chacune d’elles. Celui qu’elles attendent, ou n’attendent plus, est aussi l’homme qu’elles auraient pu rencontrer, celui qui n’est jamais venu, qui va venir les sauver, celui qui est mort, dont on ne parvient pas à faire le deuil.
Il écrit cette pièce pour ceux qui restent, et leur dit, comme dans Les Trois Sœurs : Il faut vivre ! Toute son œuvre exprime son horreur de la complaisance. Il ne parle finalement pas tant du retour, il dit la mort, la fin de la maladie, le recommencement pour ceux qui lui survivent. Il sait le poids de l’absence, les femmes en deviennent fantomatiques.


C. H. Un des axes de votre projet est la survivance du souvenir, la force de l’oubli, particulièrement perceptible dans la scénographie que vous avez conçue avec Pierre Nouvel.


C. D. Nous avons voulu personnifier la maison de famille, la rendre à la fois vivante et irréelle pour mettre en jeu ce qui s’efface. Là encore, des codes formels – avec des éléments réalistes aussi significatifs qu’une table, un piano, un fauteuil... – s’articulent à un cadre onirique fait d’effets de transparence.
C’est une maison suspendue, habitée de souvenirs qui disparaissent et que les femmes tentent de rattraper. Je souhaitais répondre à travers la scénographie et le son aux interstices dans le texte, ces points de suspension qui ne sont pas des scènes à proprement parler et ne fonctionnent pas non plus comme des ellipses. La fluidité de l’ensemble crée une linéarité spatiale et temporelle, sans fausser toutes ces ambivalences à traduire entre l’usuel et l’irréel, l’ancrage dans le présent et l’atemporel, la vie et la mort.
L’espace de la parole est au-devant ; en arrière-plan, les tulles et la lumière dévoilent ou dissimulent des zones de jeu, comme le fameux cagibi où la petite se réfugie, la cuisine… Ce sont des appuis concrets pour les actrices qui s’y retirent vaquer à des occupations du quotidien, ce qui rompt la dimension textuelle plus formelle.
Les voir ainsi dans leur intimité amplifie l’idée de huis-clos. Les femmes sont en permanence à vue, elles entendent, voient tout. Elles semblent là depuis tellement longtemps, il n’y a pas de secret possible. On aperçoit un arbre dans le fond qui offre une perspective sur l’extérieur. Un escalier, impraticable, mène à l’étage vers la chambre du jeune homme – espace du désir, inaccessible. Du point de vue du spectateur, ce dispositif sur plusieurs plans amplifie la proximité de la parole, sans filtre.


Entretien avec Chloé Dabert, réalisé par Chantal Hurault, décembre 2017

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