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El tiempo todo entero (Le temps tout entier)

+ d'infos sur l'adaptation de Romina Paula ,
mise en scène Romina Paula

: Entretien avec Romina Paula 2/2

Propos recueillis par Pierre Notte

« Car la mémoire a son siège essentiellement dans le coeur » Tennessee Williams.
Romina Paula s’empare des figures de La Ménagerie de Verre et les projette dans l’Argentine contemporaine. Le monde a changé. Une exploration de l’intimité intense des êtres empêchés.

La Ménagerie de verre : une influence prégnante


Pour entrer à l’EMAD (Ecole d’art dramatique de Buenos Aires), j’avais préparé une scène de La Ménagerie de verre. Depuis, ce texte me fascine. J’ai repensé à cette pièce en cherchant un nouveau projet pour ma compagnie. Comme les droits sont très chers, j’ai écrit une autre pièce, une nouvelle, qui dialogue avec La Ménagerie de verre. Dans El tiempo todo entero (Le Temps tout entier), c’est comme si Laura (Antonia dans El tiempo todo entero) prenait la parole ; comme si, au lieu de se passer dans la tête de Tom (Lorenzo dans El tiempo todo entero), cela se passait dans celle de Laura. J’avais envie d’imaginer et de voir le moment exact où le coeur de Laura se brise, le moment où elle se rend compte que son frère est parti. Dans La Ménagerie, cette scène n’existe pas. Dans notre version, si : nous assistons au moment précis où le coeur d’Antonia (Laura dans La Ménagerie) est brisé.


Au sein de l’oeuvre de Tennessee Williams, La Ménagerie est une pièce étrange. On dit que c’est sa pièce la plus autobiographique. Lui-même, dans un reportage du Paris Review, dit au sujet de ce texte : “ Je crois que La Ménagerie est née de l’émotion intense que j’ai ressentie en voyant que ma soeur était en train de perdre la tête.” Peu m’importe que ce soit une pièce autobiographique ou pas. J’ai la sensation que dans ce cas précis il y a une chose douloureuse qui donne à la pièce un pouvoir particulier. J’ai le sentiment que dans d’autres pièces de Williams, dont certaines me plaisent beaucoup aussi, il y a sans cesse une certaine distance, une sorte de cynisme, qui n’apparait pas dans cette pièce. La Ménagerie est pathétique, elle exacerbe les sentiments de manière très vive, surtout la douleur, la tristesse ou la mélancolie. Nous avons été séduits par ce mélodrame.


Dans cette ligne du mélodrame nous avons cherché à voir ce qui reste hors champ dans La Ménagerie, le moment exact où la mère et la fille réalisent que quelqu’un qu’elles aiment prend la décision de se passer d’elles, sans leur en parler, sans les prévenir… C’est douloureux pour toujours.


Entre El tiempo todo entero et La Ménagerie de verre, le traitement des personnages est différent, et particulièrement celui des femmes : dans notre version, Ursula (Amanda dans La Ménagerie) est beaucoup moins grotesque. Ursula est une femme progressiste, indépendante ; elle est porteuse d’un double discours, en professant la liberté mais en transmettant aussi peur et incertitude. Antonia (Laura dans La Ménagerie), serait la différence la plus importante parce que c’est elle qui porte le discours et fait avancer la pièce, comme Tom le fait dans La Ménagerie. D’un autre côté, par rapport au moment historique, il y a aussi des différences : dans cette version la famille ne souffre pas de problèmes économiques, la mère soutient toute la maison. Le personnage de Maximiliano (Jim dans La Ménagerie) produit de l’empathie tandis que dans la pièce de Tennessee Williams ce candidat est présenté comme une sorte de pantin sans attrait particulier. Si bien que Williams fait dire à ce personnage dans son premier monologue : “Ce personnage est le plus réaliste de la pièce car il est l’émissaire d’un monde duquel d’une certaine façon nous sommes séparés.” Je crois que cela fonctionne d’une façon assez similaire dans notre version.


Antonia (Laura) serait le personnage le plus lointain de la pièce originale. La pièce de Tennessee Williams est encadrée par des monologues de Tom (Lorenzo dans El tiempo todo entero) adressés au public où il prévient que ce que nous allons voir ou lire est son souvenir de son départ du foyer, laissant derrière lui sa soeur et sa mère. Dans El tiempo todo entero, d’une certaine façon, on donne la parole à Antonia, la soeur (Laura dans La Ménagerie). Et loin d’être un personnage fragile, c’est quelqu’un qui fait de sa phobie un discours et une façon de voir le monde. La grammaire de la pièce est celle de ce personnage, la gestion du temps aussi. C’est quelqu’un qui passe beaucoup de temps seule et enfermée ; il y a quelque chose de l’emploi du temps d’Antonia qui ressemble beaucoup à l’oisiveté ; mais au lieu d’être du loisir comme complément ou compensation au travail, il fonctionne comme un temps réflexif, un temps personnel : je dirais que dans notre version l’action s’écoule dans ce temps mental, déconnecté de toute productivité. Ce qui apparaît maintenant, sans avoir été conscient pendant les répétitions de la pièce, c’est une certaine association avec le “Je préférerais ne pas” de Bartleby, sachant que le frère est en train de lire Moby Dick.


J’aime considérer Laura dans La Ménagerie non pas comme une femme paralysée et empêchée dans son rôle social mais plutôt comme quelqu’un qui décide de ne pas faire, et qui a un discours à ce sujet. En fait, la Laura de La Ménagerie aussi décide de ne rien faire, elle cesse d’aller à l’école et elle passe ses journées dans les rues pour ne pas avoir à fournir d’explications ; mais j’ai la sensation que dans La Ménagerie elle est un peu victimisée – peut-être par le regard de Tom. Antonia, tout comme Laura dans La Ménagerie, est victime de sa propre névrose et face au choix, elle décide de ne pas choisir.


Lorenzo (Tom dans La Ménagerie) quant à lui est un peu le modèle du fils de la moyenne bourgeoisie qui veut se rendre en Espagne chercher autre chose, loin de sa famille. Il partage ce rêve avec le personnage de Tom, mais la décision de Tom est plus drastique dans la mesure où celui-ci laisse sa mère et sa soeur sans ressource. Dans notre version, la mère Uschi (Amanda dans La Ménagerie) est une femme indépendante et active. Et en cela elle est assez différente de la mère originale, bien qu’elles soient toutes les deux cyniques et corrosives. Il n’y a pas, dans notre version, la question des problèmes économiques mais il y a une actualisation dans ce symptôme postmoderne d’une certaine bourgeoisie, ce postulat de “tu peux faire tout ce que tu veux” et la perplexité face à cela. Devoir choisir, décider.


Temps et silence dans le spectacle


Pour moi, la mise en scène de la pièce est un travail sur le temps et sur le silence (bien que les personnages parlent beaucoup). L’autre titre possible pour la pièce était Le Silence énorme, qui est une citation de Tennessee Williams, mais finalement nous ne l’avons pas gardé. Par rapport au temps, nous travaillerons autour de la lumière permanente, une lumière de volière. L’absence de noirs sur la scène donne une sensation d’irréalité, de jour et de nuit éternels et d’altération de la perception du temps. On ne sait déjà plus combien de temps a passé et depuis combien de temps on observe ces gens.

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