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Doux oiseau de jeunesse

mise en scène Andrea Novicov

: Le long envol du Doux oiseau de jeunesse

par Pedro Jimenez

En contraste avec le caractère clairement canonique qu’ont atteint un certain nombre d’oeuvres dramatiques de Tennessee Williams telles que, Un Tramway nommé désir, La Chatte sur un toit brûlant ou La Ménagerie de verre, l’oubli relatif dans lequel semble être tombée Doux Oiseau de jeunesse peut paraître étrange. Car si cette pièce marque bien la fin de la fructueuse collaboration entre l’auteur et Elia Kazan, son metteur en scène le plus fidèle, son succès public a été indéniable. Elle est restée à l’affiche du Martin Beck Theatre de Broadway plus de 10 mois au moment de sa création en 1959, et ses droits ont été rapidement achetés par la MGM pour une adaptation au cinéma, réalisée en 1962 par Richard Brooks, avec les mêmes vedettes qui avaient déjà incarné les deux rôles principaux sur scène - Geraldine Page et Paul Newman - et qui a triomphé à son tour au box office.


Une explication possible de cet oubli progressif est certainement à chercher du côté du texte lui-même et du caractère particulièrement composite de son contenu, qui en fait un objet quelque peu problématique à traiter. Ces déséquilibres entre les trois actes, ainsi que Williams lui-même l'explique très clairement dans ce passage d’une lettre à Donald Wyndham, datée du 4 avril 1960,


  • «…I have put aside new work to re-write a play already produced and finished on Broadway and limping about the country on tour, Sweet Bird of Youth. It violated an essential rule: the rule of the straight line, the rule of poetic unity of singleness and wholeness, because when I first wrote it, crisis after crisis, of nervous and physical and mental nature, had castrated me nearly. Now I am cutting it down to size: keeping it on the two protagonists with, in Act Two, only one or two suitable elements beside the joined deaths of the male and female heros sic so that instead of being an over length play it will be under length (conventionally) and the first act and third act will not be disastrously interrupted by so many non-integrated, barely even peripheral concerns with a social background already made clearly implicit, not needing to be explicit. »

découlent en effet d’une certaine volonté de l’auteur de mêler dans une même oeuvre une peinture sociale et un drame individuel. Mais si le travail de réécriture constant et important de ses oeuvres a toujours été pour Tennessee Williams une deuxième nature et le moyen d’atteindre la tension dramatique recherchée, dans le cas de Doux Oiseau de Jeunesse cette pratique semble avoir atteint quelque peu ses limites.


Comme le suggère Brian Parker, dans un essai consacré à la genèse de cette pièce, une grande part de responsabilité proviendrait de l’état de délabrement émotionnel dans lequel se trouvait l’auteur à la fin des années 1950, et qui était le résultat de l’addition de plusieurs facteurs : le processus qui allait mener à sa séparation d’avec son amant Frank Merlo, la mort de son père, l’échec humiliant de La Descente d’Orphée, ses constantes réécritures de Battle of Angels, une dépendance croissante aux drogues et à l’alcool, ainsi qu’une année de psychanalyse avec le Docteur Lawrence Kubie, qui a coïncidé avec la première phase de révisions du Doux Oiseau, et qui semble lui avoir fait plus de mal que de bien. L’état d’intense épuisement physique et psychique dans lequel Williams se trouvait alors l’ont probablement poussé, dans un processus d’auto-cannibalisation de son oeuvre, à piocher dans diverses pièces en un acte les différents personnages de Doux Oiseau de jeunesse.


Brian Parker identifie au minimum cinq de ces pièces, écrites vers la fin des années 1940 : Virgo, or the Sunshine Express, dans laquelle l’héroïne tente d’échapper au harcèlement sexuel d’un organisateur de concours de beauté ; The Pink Bedroom qui préfigure également le personnage de Rose dans La Ménagerie de verre et dans laquelle une jeune sténographe devient la maîtresse de son employeur qui l’installe dans un appartement entièrement rose ; The Puppets of the Levantine où un producteur hollywoodien, vieillissant et homosexuel, séduit un jeune gigolo en lui promettant la gloire cinématographique ; Big Time Operators, dont les personnages principaux sont un politicien populiste du Sud et sa maîtresse, et bien sûr The nemy : Time (1952), publiée dans le numéro de mars 1959 de la revue The Theatre, qui est considérée comme étant la source principale de la pièce, et qui mettait déjà en scène le retour d’un acteur raté, vivant au crochet d’une vieille gloire du muet, dans sa petite ville du Mississipi afin d’y retrouver son amour de jeunesse. C’est d’ailleurs dans cette version que la pièce a été créée pour la première fois par George Keathley, en avril 1956, dans son atelier-théâtre M Playhouse, à Coral Gables en Floride, sous le titre que nous lui connaissons encore.
A ces diverses sources dramatiques, il convient d’ajouter bien entendu la nouvelle Two on a Party, (traduite en français sous le titre Billy et Cora) écrite entre 1951 et 1952, et qui raconte l’errance automobile d’un couple composé d’un homme jeune et d’une femme plus âgée, ainsi que son unique et bref roman Le Printemps romain de Mrs Stone, qui met en scène les amours difficiles entre une star hollywoodienne exilée à Rome et un jeune gigolo italien.


Dès la fin de cette première création, Williams continue à retravailler la pièce, et il finit en mars 1958 une nouvelle version que Cheryl Crawford accepte de produire à New York. Elia Kazan est engagé pour la mise en scène, et en novembre de la même année Williams lui envoie sa version la plus récente. En connivence avec son metteur en scène, mais aussi sous sa pression, Williams continue à remanier la pièce pendant toute la durée du travail préparatoire et encore pendant les premières lectures, et pratiquement jusqu’aux répétitions de février 1959. Après un essai fait à Philadelphie, Sweet Bird of Youth débute à New York le 10 mars 1959. Une version intermédiaire, et passablement éloignée de la mise en scène de Kazan, parait dans le numéro 51 du magazine Esquire, en avril 1959.


L’édition de Sweet Bird of Youth finalement publiée le 24 novembre 1959 chez New Directions comporte un nombre important de modifications apportées par Elia Kazan qui s’était emparé du matériel originel pour en faire clairement une histoire centrée autour du destin tragique de Chance Wayne. Le deuxième acte de cette version est ainsi le fruit d’un montage que Kazan lui-même a effectué à partir de divers brouillons que Williams considérait comme inadéquats, et ce sont, par exemple, lui et son scénographe Jo Mielzinier qui ont entièrement imaginé de traiter le discours de Boss Finley sous la forme d’une retransmission télévisée.


Toujours insatisfait par la fixation d’un texte qu’il continuait à considérer comme inabouti, Williams s’est lancé dans une réécriture de la pièce qui a donné lieu à une nouvelle version publiée par Dramatists Play Service en 1962, et qui comporte encore des changements. Notamment un acte 2 en une seule scène, et une fin alternative à l’acte 3. L’édition britannique, publiée en 1961 par Secker & Warburg, ainsi que celle publiée dans le volume 4 de The Theatre of Tennessee Williams (1972) correspondent toutes deux à l’édition de 1959 chez New Directions.
Entre la publication de The Enemy : Time, en 1959, et la deuxième publication de Sweet Bird of Youth, en 1962, Tennessee Williams n’aura donc cessé de réécrire cette confrontation autour de la jeunesse perdue, ou du moins si difficile à racheter.
Au début des années 70, André Barsacq, qui dirige alors le Théâtre de L’Atelier à Paris, commande une traduction de la pièce à Françoise Sagan, jeune auteur à succès, américanophile et amie de Williams. Cette création qu’il met en scène avec Edwige Feuillère dans le rôle de Princesse et Bernard Fresson dans celui de Chance, et qui inclut une chanson éponyme, également écrite par Sagan et interprétée par Juliette Gréco, est créée en 1971, et rencontre un accueil critique pour le moins mitigé. En effet, la critique française de l’époque, au-delà des éloges faits au jeu d’Edwige Feuillère, retient surtout les importants problèmes de structure narrative dans le déséquilibre entre le deuxième acte et le reste de la pièce. C’est dans cette mise en scène, lors de la tournée organisée par les Galas Karsenty-Herbert, que le public genevois a pu apprécier cette oeuvre pour la dernière fois, et sur la même scène de La Comédie, en janvier 1973.
Pour des raisons inexpliquées, la traduction de Françoise Sagan reste à ce jour inédite, mais en 1972 les éditions Robert Laffont publient, sous le titre Le Doux oiseau de la jeunesse, une « adaptation de l’américain », faite par Maurice Pons. Cette traduction française est celle encore commercialisée actuellement en 10/18, dans un volume incluant aussi La Rose tatouée. Il est important de noter que cette traduction française combine des éléments pris dans les deux versions originales.


En 2000, à l’initiative du Centre International de la Traduction Théâtrale - Maison Antoine Vitez, et à la demande du metteur en scène Philippe Adrien, Laura Koffler co-signe avec lui une nouvelle « traduction et adaptation » pour une nouvelle création française au Théâtre de La Madeleine avec Claudia Cardinale dans le rôle de Princesse. Cette nouvelle traduction, intitulée Doux oiseau de jeunesse et éditée uniquement à tirage limité dans le programme du spectacle, ne retient cette fois que le contenu de l’édition de New Directions.
Afin de ne pas devoir choisir entre des versions dont les spécificités déterminent la lecture même des personnages, et à l’instar du choix opéré par Richard Eyre pour sa mise en scène de la pièce au Royal National Theatre de Londres en 1994, Andrea Novicov a décidé de combiner cette dernière traduction française avec des d’éléments retraduits à partir de l’édition de Dramatists Play Service. En effet, c’est par exemple uniquement dans la version de 1962 que les personnages de Chance et de Céleste se confrontent physiquement, et c’est également lors de cette réécriture que Williams a proposé une fin moins grandiloquente pour Chance, mais plus explicite quant à la perte définitive des illusions de la jeunesse.


Dans toutes nos lectures des différentes versions de ce texte, nous avons trouvé la même représentation de la Peur, et ce sont diverses peurs qui habitent toute la pièce : celle de vieillir, celle de manquer d’amour, ou pire encore d’être aimé pour de mauvaises raisons, celle de notre image s’évanouissant dans les souvenirs des êtres aimés, celle d’avoir fait trop souvent les mauvais choix. Toutes ces peurs, et l’éventail de fantasmes que les protagonistes déploient pour les contrer, sont au coeur de notre projet dramaturgique.


Notre objectif est de déplier à la fois les peurs qui encadrent la rencontre entre les deux protagonistes, et la violence qui prolonge ces peurs, cette violence implicite qui alimente la progression vers la fin tragique de Chance. Nous avons imaginé d’exprimer cette progression comme un combat symbolique et ritualisé entre ces deux figures torturées hantées par leurs rêves respectifs. Ce qui nous intéresse dans cette violence, c’est la façon dont elle éclaire la difficile confrontation entre art et artifice, et comment elle pose des questions essentielles sur le monde illusoire du théâtre et du jeu.

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