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Cinéma Apollo

mise en scène Matthias Langhoff

: Entretien avec Matthias Langhoff

Propos recueillis par Michèle Pralong, janvier 2014

Vous avez été un artiste extrêmement important pour la Suisse romande: votre réflexion sur l’architecture du premier Théâtre genevois, la Comédie de Genève, a donné lieu à un magnifique texte, «Le rapport Langhoff». Puis votre passage deux ans à la direction de Vidy, de 89 à 91, a inscrit Lausanne sur la carte des scènes européennes.


Je suis de retour à Lausanne, à la suite de l’invitation du nouveau directeur. J’ai quitté Lausanne essentiellement pour des raisons privées, sans aucun conflit avec les autorités et j’y reviens car une nouvelle équipe me fait signe. Mais je dois dire que je suis très surpris par la manière dont Lausanne a évolué. La ville semble avoir explosé au point qu’elle oublierait presque le mot suisse. On y sent l’attitude d’une métropole qui bouge, qui ose, qui tente. Tout cela avec un certain chaos intéressant. Avec un syndic écologiste qui la dirige. Je trouve ça tout à fait réjouissant. Comme je trouve palpitant de découvrir un élan extraordinaire du côté de la formation théâtrale. J’adorerais que se mette en place une collaboration pédagogique avec la Haute école de théâtre, qui me semble tout à fait fascinante dans sa manière d’aborder le théâtre.


Quelles sont pour vous les particularités du Théâtre Vidy-Lausanne?


Vidy est le seul théâtre où on a vue sur le lac depuis son bureau: je l’avais donc baptisé «Un Théâtre au bord de l’eau». J’aime ce lac, j’aime penser à ce lac: il est fantastique. En même temps, il est dangereux. Lorsque je dirigeais ce lieu, j’habitais à Rolle, face au lac. Mais j’avais dû prendre un bureau de l’autre côté de la rue, avec vue sur la ville, pour pouvoir me concentrer, parce que sinon, je tombais dans la fascination et je ne travaillais pas.


Vous êtes basé en France depuis de nombreuses années maintenant, alors que votre carrière a commencé au Berliner Ensemble, à la Volksbühne, au Schauspielhaus de Bochum. N’avez-vous pas eu la tentation de retourner dans cette Allemagne qui choie ses créateurs, où le théâtre est un art particulièrement soutenu et valorisé?


Ma relation avec l’Allemagne était celle de chacun avec son pays d’origine. Par la naissance et la formation. Mais j’ai toujours eu un problème avec la culture allemande. Je suis juif par ma mère. Un problème très productif en fait, qui m’a fait aimer et travailler davantage les artistes ou écrivains qui sont liés à Strasbourg, plutôt que ceux de la grande littérature nationale. Je me suis plus penché par exemple sur le «Lenz» de Büchner que sur le «Goethe» de Weimar. Cela est aussi inscrit dans mon imaginaire, territorialement. Ainsi à un moment de ma vie, j’ai senti que je devais rompre avec cette histoire, avec ce pays coupé en deux, avec la RDA. Je voulais gagner une autre pensée, une autre vie, et j’ai compris qu’il fallait changer de langue. Etonnamment, si on voit ce qui est arrivé depuis, la France était à l’époque un des pays les plus cultivés d’Europe et plein de promesses. J’ai donc basculé en Suisse et en France. J’ai depuis très peu retravaillé en Allemagne: j’y reste reconnu et honoré avec des propositions régulières. Mais je n’ai jamais vraiment renoué. C’est comme quand il y a eu divorce, c’est difficile de revenir à l’idylle. Même si on essaie toujours.


Comment êtes-vous arrivé à l’idée d’une réécriture théâtrale du roman de Moravia, «Le Mépris?»


Cinéma Apollo s’est construit de manière particulière, par une première commande passée par un producteur qui voulait que je travaille avec l’acteur François Cluzet. J’ai alors demandé à Michel Deutsch, dont la première préoccupation est le cinéma, de concevoir avec moi un nouveau mépris. Cette commande n’a pas abouti, mais nous avons continué à travailler, sans penser vraiment à la question de la production. J’ai beaucoup aimé le roman de Moravia et le film de Godard m’a énormément marqué.
Nous écrivons ce projet à quatre mains, nous pensons et construisons ce travail ensemble. Mais au final, c’est Deutsch qui est l’auteur de Cinéma Apollo, puisque j’écris en allemand et qu’ensuite il traduit en français.


Lorsqu’on imagine que vous collaborez avec Michel Deutsch, qui vient de publier une somme impressionnante sur Heiner Müller et dont les plus récents travaux scéniques sont liés à la «Rote Armee Fraktion», on se plaît à vous voir au travail sur un sujet politique, sur l’Allemagne, sur Müller. Et on vous trouve affairés sur une tragédie intime.


Ah! mais cette tragédie intime est tout à fait politique. Je pense, ironiquement, qu’elle concerne des artistes de gauche, comme Michel Deutsch et moi. Je travaille le risque. Je ne peux pas imaginer un théâtre qui ne pose pas problème, qui n’ébranle pas, qui ne soit pas engagé. Je viens d’une génération qui était pétrie de cela et qui n’en avait pas peur du tout. Mais je suis aujourd’hui un dinosaure. Mes compagnons les plus importants sont morts, Grüber, qui avait exactement mon âge, puis Pina, plus jeune, et Chéreau, beaucoup plus jeune. Leur disparition laisse un grand vide en moi, aussi bien au niveau personnel qu’artistique. Ce qui me conduit à continuer à travailler est l’idée que j’ai quelque chose à transmettre. J’ai eu la chance de m’entourer de nombreuses personnalités et d’artistes du XXe siècle. Il faut donc continuer à être le facteur, le messager, continuer à faire passer des idées, des sensations.


Vous vous reconnaissez donc dans la situation du «Mépris» où l’on voit un scénariste en quelque sorte censuré par son producteur?


Bien sûr. En même temps, il faut toujours penser à ceci: nos plus grandes limitations, nous nous les imposons nous-mêmes. Nous sommes nos propres censeurs.


Dans votre réadaptation du «Mépris», êtes-vous fidèle à Moravia? Et à Godard?


Curieusement, je crois que «Le mépris» de Moravia et celui de Godard n’ont pas grand chose à voir ensemble. Certes, c’est la même thématique, mais chaque oeuvre est très liée à son temps. Je trouve même que Godard n’a pas vraiment adapté Moravia. Et c’est peut-être encore notre faiblesse, à ce stade du projet: nous devons nous rapprocher davantage du roman. Il y a un élément fort dans le film par rapport au roman, c’est la figure centrale. Bien sûr, il y a ce génial Piccoli jeune, bien sûr, il y a ce génial Fritz Lang âgé. Mais le rôle principal, c’est Brigitte Bardot. Et même plus, le rôle principal, c’est le derrière de Brigitte Bardot. Le derrière de BB comme thème de cinéma! Notre faute pour le moment, c’est que le rôle de la femme est trop secondaire. Prenez le roman, il n’y a rien d’autre qu’un homme qui parle, mais qui n’évoque que la femme qui l’a quitté. Chez Godard, le focus est essentiellement sur Ulysse et Pénélope. Nous allons plutôt prendre comme scène-pivot de notre spectacle Circée et les cochons.


Quel est votre auteur du moment?


En ce moment, je suis fasciné par la Première Guerre mondiale, dont on fête le centenaire cette année. C’est un tel tournant pour notre société! Un si grand nombre des déterminations de notre temps actuel sont données par cet événement! Cela me passionne. Je lis notamment Céline et beaucoup d’autres romans ou documents. Je n’ai pas encore en tête un spectacle en particulier, mais je m’attarde. Je pense que la Suisse est un bon pays pour revivre ce type d’événement historique en passant uniquement par la langue, sans être affecté par trop d’émotions. C’est une chance. Peut-être même que la Suisse serait le seul pays où je pourrais mettre en scène cette pièce-monde qu’est «Les derniers jours de l’humanité» de Karl Kraus. J’en ai donné une lecture à Bochum, dans un petit foyer, pour 50 personnes, il y a quelques années: tous les jours une actrice lisait durant 2 heures.
Cela nous a pris dix jours. Je pense qu’on commet toujours l’erreur de lire l’histoire en lien avec l’actualité et donc de manière trop brûlante.


On parle d’une réédition du «Rapport Langhoff» publiée par les Editions Zoé en 1989, très beau texte sur le Théâtre de la Comédie de Genève, et sur le théâtre tout court. Est-ce pour bientôt?


Il semble que la revue «Actualités de la scénographie» voudrait le rééditer et pourquoi pas avec deux autres textes que j’ai écrits sur l’architecture du théâtre: l’un pour la Belgique, qui est publié, l’autre pour Rennes, qui n’est pas publié. Mais pour l’instant, c’est en attente.


Qu’est-ce qu’un théâtre, selon vous? Quelle en est sa fonction singulière?


Par principe, le théâtre est politique. C’est le lieu où il est possible de réfléchir sur l’humain et sur son environnement. Le scandale du monde est mon problème et c’est sur la scène que je peux le transporter pour le triturer, l’examiner. Le théâtre n’existe que dans l’instant: il n’y a rien avant, rien après. C’est un moment que vit le public. Au plus haut temps de ma direction à Vidy, j’ai imposé de jouer cinq semaines un spectacle. Nous faisions quatre coproductions par année, tout était répété sur le lieu, ce qui faisait de ce théâtre une maison très vivante. L’idée était de jouer avec le public, de l’inviter, de provoquer des mélanges. Et on a vu arriver la jeunesse vaudoise, qui était en rupture de ban avec la bourgeoisie. Le Théâtre a organisé la rencontre. En fait, nous faisions simplement notre travail théâtral, très calmement, et cette rencontre s’est vraiment faite, dans la salle, pendant les représentations. Je pense que les grands théâtres allemands sont toujours très conscients de cette fonction-là. De ce rôle proprement politique: produire de la rencontre. Mais c’est aussi peut-être leur faiblesse: ils ne font pas des spectacles, ils font de l’institutionnel.

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