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Au Bois lacté

+ d'infos sur l'adaptation de Stuart Seide ,
mise en scène Stuart Seide

: Entretien avec Philippe Marioge

Organiser l’espace scénique

F comme Formation
Il se trouve que les deux activités qui m’ont procuré du plaisir quand j’étais enfant étaient le dessin et le jeu théâtral, ou plus modestement l’interprétation de petits sketches que je jouais devant des copains. Moi qui étais toujours dans la lune, je n’étais capable de me concentrer qu’autour de la fiction, jamais sur le réel. Après le bac, je me suis dirigé vers les Beaux-Arts et l’architecture, tout en continuant le théâtre en amateur. A la rentrée 1968, j’avais alors vingt-cinq ans, un département scénographie s’est ouvert à l’Ecole et je fus l’un des premiers à m’y inscrire ; deux ans plus tard j’obtenais mon diplôme sur un projet de réaménagement d’une salle parisienne, le Théâtre de l’Epée de Bois qui était situé à l’époque dans la rue éponyme. Ce travail m’a permis d’interviewer plusieurs personnalités intéressantes parmi lesquels notamment Jean-Marie Serreau, et Fernando Arrabal qui fut le premier à utiliser ce nouveau dispositif scénographique mobile avec sa mise en scène de « Et ils passèrent des menottes aux fleurs ». Cette rencontre avec le théâtre fut pour moi décisive car je crois qu’inconsciemment je n’avais aucune envie d’être architecte.



A comme Aquarium
Trois ans après, un de mes camarades de projet m’a mis en relation avec l’équipe fondatrice du Théâtre de l’Aquarium qui venait d’investir ce vaste bâtiment vide de la Cartoucherie de Vincennes et souhaitait le réaménager. J’y suis resté quatre ans, de 1973 à 1976, et j’ai participé à quatre créations collectives : une première sur la mise en question de l’objectivité de la presse, à partir de l’affaire de Bruay-en-Artois sur fond de documentation et d’improvisations dont chaque jour Jacques Nichet assurait la synthèse, puis un cabaret inspiré de Dario Fo sur le thème du vol avec un irrésistible duo de commedia dell’arte par Jean-Louis Benoit et Thierry Bosc, puis une pièce écrite par Jourdheuil et Chartreux sur la légende de Ah Q et enfin La jeune lune tient la vieille lune toute une nuit dans ses bras au sujet des occupations d’usines et de l’autogestion. Puis pour des raisons plus personnelles que professionnelles, j’ai quitté Paris et quand je suis revenu en 1978, il m’a fallu reprendre contact avec la profession tout en exerçant quelques travaux alimentaires dont un soit-disant enseignement du dessin, et une tentative publicitaire, jusqu’en 1983 où, à l’âge de quarante ans, j’ai décidé de me lancer sans bouée…



C comme Curriculum Vitae
J’ai donc envoyé cent cinquante CV à toute la profession et curieusement j’ai reçu quinze réponses encourageantes, dont dix ont débouché sur des engagements. Parmi elles figuraient celles d’Augusto Boal, de François Joxe avec lequel j’ai travaillé pendant sept ans au cirque de Gavarnie, de Jean-Marie Patte, que j’ai accompagné pendant vingt ans depuis 1988 date à laquelle il a créé Votre grand-mère qui vous aime d’après la Comtesse de Ségur avec Michèle Oppenot . Spectacle dont s’est souvenu Valère Novarina quand il a cherché un scénographe en 1991 pour Je suis ; autre complicité qui n’a pas fléchi depuis et qui dure encore. Peu avant j’avais renoué avec Didier Bezace qui, avant d’être nommé directeur au Théâtre de la Commune à Aubervilliers, codirigeait encore le Théâtre de l’Aquarium. Les retrouvailles eurent lieu lors d’une adaptation de Mademoiselle Else sous le titre La Débutante, puis il y eut Pereira Prétend d’après Tabucchi et Le Colonel Oiseau de Boitchev, au Théâtre des Carmes avant d’aborder ensemble la Cour d’Honneur avec L’Ecole des femmes en 2001. J’avais cinquante-huit ans et mon nom a commencé à « résonner » dans la profession !


R comme Rencontre
C’est en voyant L’Ecole des femmes que, pressenti l’année suivante pour la Cour, Eric Lacascade m’a demandé de travailler avec lui sur Platonov de Tchekhov, puis en 2006 sur Les Barbares de Gorki. Enfin, j’ai retrouvé la Cour d’Honneur pour L’Acte inconnu de Novarina en 2007; cet heureux hasard m’a permis, au fil des ans, de sympathiser avec Philippe Varoutsikos, directeur technique adjoint du Festival , par ailleurs époux de Fabienne Varoutsikos, costumière de Stuart Seide depuis plus de vingt ans ; c’est elle qui a organisé ma rencontre avec Stuart au moment où Charles Marty avait exprimé le souhait de se retirer dans son atelier de peintre. S’en sont suivies trois collaborations – Alice et cetera, Mary Stuart, Quel est l’enfoiré qui a commencé le premier ? – et nous en sommes avec Au Bois lacté à la quatrième.



S comme Scénographie
Je ne me sens pas décorateur au sens où je ne cherche pas à composer une image. Je ne suis pas plasticien car la scéno ne doit surtout pas être une œuvre en soi. Mon travail consiste à organiser l’espace scénique. Pour moi, la scénographie est un peu comme le squelette d’un organisme qui va lui offrir la possibilité de marcher, de courir, de ramper, de voler, de nager, sans qu’on le remarque. C’est le dispositif qui va permette à la chair, à la voix, au souffle de prendre appui sur cette structure. Pour obtenir cela, je travaille essentiellement sur l’écoute. Pour que la scénographie ait une chance d’être juste, il faut être scrupuleusement attentif à l’écriture, au texte, puis aux désirs intuitifs plus ou moins conscientes du metteur en scène, ensuite aux contraintes techniques et financières du projet, et enfin, à son propre ressenti. Une fois additionnés ces quatre paramètres, il va falloir en produire une synthèse. De là naîtront les premières propositions de dessins ou de maquettes exprimées au metteur en scène. Il faut cependant préciser que d’un metteur en scène à l’autre (j’en ai connu 55) la démarche n’est jamais la même. Stuart Seide, par exemple, est quelqu’un qui connaît très bien tous les aspects artistiques et techniques du plateau : il a besoin de tout penser lui-même pour créer. Mon rôle est de l’aider à faire naître cela, à en retenir l’essentiel et à en trouver la forme synthétique. Il y a dans le métier de scénographe une grande part d’échange et de maïeutique : il s’agit souvent de faire advenir dans une formulation consciente des idées plus ou moins enfouies dans l’inconscient ou le subconscient.



M comme Modulable
Pour Alice et cetera, par exemple, Stuart voulait dégager de chacune des trois pièces sa propre tonalité tout en constituant un ensemble, un tout : d’où le choix des périactes, prismes à trois faces dont chacune correspondait à une couleur, à une humeur, à une théâtralité. Pour Mary Stuart, Stuart voulait mettre en scène deux aspects d’une même problématique : la Femme et le Pouvoir, et leur affrontement dans une scène centrale qu’il voyait se jouer dans de la terre : il fallait donc trouver un dispositif unique qui mette à égalité l’enfermement du Palais de l’une et de la Prison de l’autre, et qui puisse largement s’ouvrir sur une illusion de liberté. Avec Au Bois lacté, l’enjeu est de trouver la forme théâtrale qui doit permettre de représenter un poème fait d’une narration chorale décrivant une foule de personnages et de lieux différents qui s’enchainent très rapidement en micro-séquences qui racontent beaucoup sur les situations, les objets, les costumes ; il s’agit d’une « pièce pour des voix » dont on peut légitimement imaginer que Dylan Thomas l’a écrite pour la radio avant même de songer à la scène. Il faut donc éviter tout effet d’illustration et de redondance, ne pas ajouter de l’image visuelle à l’image verbale, mais simplement trouver le minimum qui rendra crédible la situation de chaque séquence, sachant que certaines d’entre elles ne durent parfois que trois ou quatre secondes : le dispositif doit donc être modulable avec autant de fluidité qu’à la lecture.


B comme Bois
Pour renforcer l’isolement rural, côtier et presque anachronique de cette petite population villageoise, Stuart a très vite eu l’idée d’une île, d’un plateau posé sur la scène et sur lequel tous les habitants seraient présents en permanence du début à la fin de la représentation. Il n’y aura donc ni entrées ni sorties, mais, comme sur un damier ou un échiquier, présence constante des figures pendant toute la durée de la partie. Pour que la parole puisse investir au mieux cet espace, Stuart le voyait le plus vide possible, mais souhaitait aussi mettre en évidence une idée de rencontre et de convivialité qui rassemble les désirs et les désœuvrements, en s’inspirant du pub gallois tout en bois sombre et patiné, avec son comptoir, ses tables et chaises. Autre élément important, la proximité légendaire ou mythique du Bois Lacté : faire en sorte qu’autour de cette taverne et de ce village insulaire, il y ait aussi l’air, les oiseaux, la mer, les bateaux, les poissons, les bêtes et la forêt, autant d’éléments de la nature et de la vie.
D’où la présence en fond de scène d’un pongé de soie très fluide, qui pourrait s’animer tout au long du spectacle et se transformer à la fin en linceul pour engloutir l’ensemble des villageois.
Quant au plateau, un peu à la manière d’un calendrier de l’avent, il est constitué de trappes et de volets qui se dressent et se soulèvent, faisant apparaître une palissade, une table, ou suggérant encore le jaillissement de la nature au printemps.
Reste que tout cela, même excellemment réalisé par l’équipe d’artisans de l’atelier du Théâtre du Nord, n’est que de la matière qui ne prendra vie que grâce aux subtiles vibrations de la lumière, du son et…des acteurs. Fort heureusement, il s’agit avant tout d’un travail d’équipe.



Lille, le 16 mars 2011
Extraits d’un entretien réalisé par Yannic Mancel

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