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A Love suprême

+ d'infos sur le texte de Xavier Durringer
mise en scène Dominique Pitoiset

: Mise à nu (2/2)

par Dominique Pitoiset

– Le public de Bianca est constitué d’individus qui veulent se croire seuls et en réalité, oui, ils sont bien seuls. S’il y a communauté, elle est plutôt paradoxale. Mais après tout, la pluralité, la collectivité sont aussi là, derrière les six glaces sans tain : elles sont inscrites implicitement dans la géométrie du lieu. Et l’écart aussi est bien là, d’autant plus intense qu’il ne se mesure qu’en mètres. Il se peut donc bien que Bianca ait quelque chose d’une star, puisqu’elle en conserve ces deux traits essentiels : la réalité « tangible » et l’inaccessibilité. Ce qui ferait donc d’elle, malgré tout, une étoile, toute proche, brillant dans son écrin.


– Une boîte, au cœur du quartier. Et dans la boîte, une autre boîte à six faces qui est à la fois une piste de danse, une scène, un ring-arène solitaire pour une sorte de shadow-boxing. Elle est aussi une étoile de David, le sceau de Salomon. Donc une sorte de cristal magique aux facettes semi-transparentes. Et apparemment, au milieu de ce cristal, un axe vertical, un pôle. Le sujet, la strip-teaseuse, tourne autour de ce pôle, et tout son monde avec elle. Mais l’étoile tombe de son pôle... Décrochée de son pauvre ciel de nuit de Pigalle. Son abri illusoire éclate. C’est comme une autre nudité, beaucoup plus violente, comme si on lui arrachait la peau. D’où l’idée de la scénographie – un lavomatic. Les hublots sont comme les parois vitrées du peep-show, ou des yeux morts braqués sur elle et sur nous, les spectateurs, qui sommes tour à tour sujets voyeurs et sujets vus. Comme dans les cabines, il faut remettre des pièces pour que cela continue, car tout se paie. Bianca a nettoyé les costumes de son répertoire avant leur classement définitif. Derniers mots avant l’oubli. Après la grande lessive, les tambours des sécheuses tournent comme les souvenirs.


– Ce ne sont pas seulement ceux de Bianca. A travers eux, Durringer pose les balises d’un espace-temps dont le cœur idéalisé serait Paris, 1986-1996. Une jeunesse fin de siècle entre punk et disco, entre Pigalle et Palace. L’itinéraire d’une provinciale montée à Paris. Dans La Cerisaie, Tchekhov fait dire à Gaev qu’il est « un homme des années 80 ». Bianca est une femme des années 80. C’est dans cet espace-temps-là qu’elle a vécu dans une sorte de « pur présent ». A présent, elle a conscience que les temps ont changé : quelque part, elle s’est aveuglée. Est-ce qu’elle a été dans le déni, est-ce qu’elle y est encore ? Bianca a cinquante ans, elle doit donc être née vers 1968. C’est peut-être aussi cela qu’elle incarne : l’esprit d’une certaine génération, le temps d’après la liberté, après la fête – je ne dis pas qu’elles étaient réelles, mais elles ont nourri l’imaginaire et les attitudes de l’époque. Voici venu le règne de la rentabilité, de l’argent, de la gestion des désirs aliénés. Bianca ou la perte des illusions, sur fond de montée des rages et des extrémismes contemporains.


– Son quartier est ou était tantôt un zoo, tantôt une jungle. Elle le peuple de visages, de silhouettes, d’histoires. Parfois, on peut y remonter dans le temps : elle parle de Miller, de Prévert, de Doisneau. Quelques noms propres comme des cailloux blancs qu’elle sème pour se repérer dans la forêt. Ce sont des références auxquelles elle s’accroche : des artistes. On se rassure comme on peut. Des artistes locaux, des artistes du quartier. Des personnes qu’on pouvait y rencontrer, comme on dit,  « en personne  ». Aujourd’hui, a-t-on encore besoin de personne(s) ? Economiquement parlant, l’humain a beaucoup d’inconvénients. Il est encombrant, fragile, peu fiable. Un artiste dématérialisé est beaucoup plus facile à consommer, à vendre, à exporter.


– Pigalle était aussi comme une île de tous les possibles, au confluent de plusieurs courants. Certains viennent de l’Ouest, d’une Amérique rêvée, associée au passé, aux Sixties : c’est ce qu’incarne le personnage de Tommy. D’autres viennent de l’Est, comme les nouveaux propriétaires serbes, ou du Sud. Le lexique reflète la variété de ceux qui sont venus échouer là : chouf, pak pak, shar pei... La langue s’épaissit, prend d’autres textures à force d’emprunts venus de loin, charriés jusque-là par les diverses faunes de la nuit. Il n’y a pas que les corps qui changent, les mots aussi, et l’orthographe avec eux. A Love Supreme prend un circonflexe, et finit par sonner comme « Allah supprime ». Et voilà comment on passe de la liberté spirituelle des offrandes musicales de Coltrane à l’ombre portée d’un certain fanatisme à l’orée du XXIème siècle.


– Bianca intéresserait qui, aujourd’hui ? Durringer dresse le portrait d’une fourmi dans l’immensité. Gros plan avant disparition. Qui la suivra ? Qu’en est-il de la vie, de l’expérience, quelles valeurs leur assigner si l’économie est le seul point d’insertion de l’individu dans la trame « humaine » ?


– L’espace-temps tourne et passe. Nettoyage. Blanchiment. Cycles. Le temps lessive, essore. On en sort (?) lessivé, nettoyé... Un corps ainsi traité serait littéralement momifié. Doit-on se jeter avec l’eau du bain ? Les larmes aussi pourraient laver – « l’eau claire comme le sel des larmes d’enfance », disait Rimbaud – mais Bianca en a fini avec la catharsis sous toutes ses formes. Elle n’a plus que ses yeux, mais pour ne pas pleurer. Elle se retrouve à sec.


– Bianca : blanche, blanchie ? Une page redevenue blanche, ou qui le serait restée, parce que rien ne l’aurait marquée ? C’est impossible. Le temps pose ses signes, ses accents circonflexes, ses cicatrices, ses rides. Certains professionnels, aujourd’hui, prétendent les effacer pour satisfaire les attentes supposées de la clientèle. Chirurgie «esthétique», pour restituer une « jeunesse » – et la jeunesse même est ramenée à certains modèles, ramenée à des formes conformes. Durringer sait comment désigner le modèle-type de ces modèles : il le surnomme « Kardashian ». Cette quête d’éternité me fait penser à ce chercheur japonais qui a fait réaliser un robot à son image – encore un robot, décidément ! – et qui se soumet aujourd’hui à des séances de chirurgie esthétique pour continuer de ressembler à son avatar jeune. Stupéfiant ! Bianca dit : « Moi je suis comme les fruits bio un peu fripés, je suis meilleure ». Cette maturité-là est très bon signe. Bianca tombe, mais lutte pour se relever. Elle s’est peut-être remise en marche.


– Bianca se fait jeter. Elle retrouve son énergie punk, une sorte de nihilisme calme. Son destin n’en était pas un. Elle s’est retrouvée strip-teaseuse suite à un accident – image dérisoire de l’intermittence, qu’elle soit du spectacle ou de l’existence. Or cette vocation par raccroc ou par défaut, en fin de compte, elle l’assume au moment même où on l’en prive. Mais pas du tout pour s’y raccrocher. Au contraire. On doit sentir que sa revendication est à la fois un adieu et l’invention, dans cet adieu, d’une source nouvelle d’énergie où puiser. Elle est fière de son savoir-faire, mais ne cache rien de ce qui aura été l’envers sinistre du décor : la nécessité de la drogue pour tenir le coup, la misère, la concurrence entre misérables, l’exploitation, la férocité. Cette réalité est dure. Elle est surtout aliénée aux hommes, à leurs regards, leurs fantasmes, leur testostérone. Bianca sait qu’elle est également esclave de cette inégalité-là. Elle s’est exposée comme sur une foire aux bestiaux, ou dans un cirque minable.


– S’il y a libération dans cette histoire, c’est d’abord celle de cette autre femme qui, un jour, une seule fois, prend place dans la cabine de strip-tease pour surmonter le traumatisme d’un viol à l’âge de treize ans tout en accomplissant un fantasme. Puis cette femme, une fois libérée par son exhibition, pourra nouer un lien et partir, très loin à l’Est, à Patong, en Thaïlande. Une seule séance de mise en jeu du corps, d’acting-out, au lieu des innombrables séances d’une psychanalyse... Elle s’appelait Caroline, nous dit Bianca. Cela pourrait être une histoire vraie. Durringer en a parsemé son texte, sans donner plus de précisions. Je sais qu’il a parlé avec Nadia Fabrizio, pour qui il a écrit ce texte, et que certains éléments de biographie nourrissent par-ci par-là la fiction. Mais si comme Bianca, Nadia a eu une jeunesse punk et provinciale, elle, a connu les plus grandes scènes et est une artiste reconnue.


– Bianca, elle, n’a eu nulle part ailleurs où aller. Comme si, trente-deux ans plus tôt, elle avait déjà rejoint son centre qui n’en était pas un, sa liberté qui n’en était pas une. Elle est restée sur place, s’est acquittée de ses innombrables séances. Elle a été le rouage décisif de la libération d’une autre, mais elle fait comme si elle était déjà elle-même libérée, ou comme si elle n’avait pas à l’être. Elle a eu avant tout besoin d’argent pour vivre. D’un salaire, aussi maigre soit-il. Aujourd’hui, elle dit qu’elle a perdu ses rêves en route. D’ailleurs, est-ce qu’elle tente vraiment de formuler son désir quelque part ?


– Pour le metteur en scène et l’interprète, c’est tout le problème. Comment construire un projet avec un personnage qui n’exprime pas de désirs, qui en reste au constat de l’état des choses ? Cela me fait penser à La Nuit juste avant les forêts, de Koltès. Tant de mots ressassés, pour comprendre, justifier, s’expliquer, se défendre... avant le grand saut dans le vide, la page blanche, le silence. Et le désir qui reste peut-être à venir, après. L’expérience de la répétition en scène révèle que même si les paroles de Bianca ne sont ni creuses, ni incohérentes, sa logorrhée est plus active que son corps. L’interprète peut se raccrocher à quelques gestes, quelques actions physiques quotidiennes, mais elle ne peut pas faire les pieds au mur – et c’est déjà tellement difficile de faire tenir Bianca debout ! Il faut trouver l’ouverture dans cette fermeture, qui est comme un horizon sans point de fuite. Trouver la forme artistique de ce désespoir – et c’en est presque désespérant. Car cette héroïne qui se raconte développe bien une présence, une situation, une poétique – mais elle ne déroule pas de fil. Telle est sa logique – pas de fil narratif, rien pour lier les temps entre eux. Seulement sa voix. Il y a bien un fil, celui de l’existence – mais elle ne l’admet, contrainte et forcée, que quand on le lui coupe. Je devrais écrire un texte là-dessus : Durringer ou l’écriture de la pensée en arborescence...


– Dans sa façon d’exister au jour le jour (ou à la nuit la nuit ?), il y a eu quelques figures qui ont noué une durée, un temps personnel au long cours, mais ce temps n’est pas vraiment formulé. Il y a d’abord eu son fils, l’« homme de ma vie », dit-elle. Mais il ressemble plus à un alibi, ou à une illusion, qu’à une éventuelle planche de salut. Ensuite, il y a eu Tommy. Là aussi, quelque chose dure, persiste. Mais Bianca et Tommy ne se le disent jamais vraiment. Aussi bien le fils que Tommy sont des anomalies : elles sont énoncées dans le discours de Bianca, mais leur présence est au fond inexplicable. Ils sont des exceptions qui confirment la règle. Et qui, tragiquement, ne lui seront d’aucun secours. Le fait est que si le fils ne répond pas présent, et que si Tommy laisse tomber l’héroïne, la seule suite qu’on puisse s’imaginer est une disparition dans la nuit : « Sur l’écran noir de mes nuits blanches, moi je me fais du cinéma »...


- Bianca, arrachée à son abri hexagonal, file dans la nuit. Sans Tommy, sans son fils, sa seule trace, son seul sillage sont ses mots, constituant une mémoire. Mémoire de qui ? Qu’en reste-t-il après le noir, après le rideau ? Pour qui les a-t-elle prononcés, à qui les a-t-elle adressés, destinés ? Peut-être à elle-même, peut-être à nous. Ses mots, il faut s’appliquer à les faire briller, ils sont l’éclat d’une obscure clarté... Ils sont un peu comme les quelques costumes de Bianca, qui tiennent dans deux sacs. Peut-être qu’ils ne serviront plus, mais ils sont un bagage, même s’ils ne pèsent pas lourd. Et cela, après tout – ce n’est pas rien.

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