theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « A Love suprême »

A Love suprême

+ d'infos sur le texte de Xavier Durringer
mise en scène Dominique Pitoiset

: Mise à nu (1/2)

par Dominique Pitoiset

– Rien. Au début du texte, le mot revient plusieurs fois comme un leitmotiv : rien. Rien n’annonçait l’événement qui frappe Bianca, et une fois qu’il s’est produit, il ne reste plus rien. Pas de signe avant-coureur, pas de geste, pas de fête d’adieu. Ni pot de départ, ni indemnités. Pas plus d’ailleurs que de rupture conventionnelle de contrat à l’amiable. Pas de cadeau ! Rien qu’une existence biffée ou effacée, comme d’un trait de plume ou d’un coup de gomme. Ce qui subsiste, à la rigueur, ce sont des souvenirs. Mais pour en faire quoi ? Les souvenirs n’ont aucune valeur marchande. Perspectives d’avenir : nulles. No future ? Trente ans après sa jeunesse punk, Bianca se reprend le slogan de plein fouet. Il faut vider son casier et dégager le terrain. Dehors, dans le grand vide extérieur. Bienvenue dans les nouveaux mondes ! On se croirait dans Blade Runner et les colonies de répliquants.


– Elle n’a même pas de nom d’état-civil.


– Bianca travaille dans une certaine branche du show business. Elle se montre sur une scène. Elle est une intermittente du spectacle. Elle se vit comme telle. D’ailleurs Durringer en parlait dans une première version du texte. Les peep-shows dépendaient du Ministère de la Culture, et les filles pointaient aux Assédics...Pour autant, est-ce que le texte qui la fait exister parle du monde du spectacle ? En tout cas, oui, et pas simplement sur le mode de la métaphore ou de l’allégorie.


– Elle n’a jamais fait partie d’une troupe. Et sa solitude n’est pas celle des actrices ou des stars. Elle est une anonyme, une prolétaire. Bianca est une sans-grade.


– Donc, elle est totalement seule. À qui adresse-t-elle tous ces mots, cette histoire ou ces histoires ? A des fantômes, à des zombies transparents qui l’entourent ? Pas à nous, son public invisible derrière le quatrième mur. Elle ressasse. Un peu comme une clocharde dans le métro. Dans un non-lieu intermédiaire, entre le lieu de travail d’où elle a été évincée et son petit appartement où elle ne souhaite pas retourner de peur du grand vide. Elle est entre parenthèses, dans un temps suspendu, post-traumatique. Il lui faut mettre des mots sur la douleur et l’angoisse afin de s’expliquer les causes, les raisons de cette fin tant redoutée et repoussée. Elle n’a rien préparé. Mais que pouvait-elle anticiper ?


– Bianca a rompu avec sa famille, avec ses origines. Aucun compagnon, aucun engagement, pas même un réel logement. Elle a vécu, en effet, une sorte de fuite en avant, qui l’a conduite jusqu’au milieu qui convenait à une telle fuite : celui qui lui permet de se cacher sous les yeux du premier venu, de se déguiser sous la nudité, de se dissimuler sous l’exhibition : la nuit, Pigalle.


– Elle ne prend jamais un numéro de téléphone. Elle ne rappelle même pas le cinéaste qui la fait tourner comme doublure. Et sur la pellicule, son visage n’apparaît pas : il n’a filmé que son dos et ses fesses. Le compliment qu’il lui fait est d’avoir bien traversé. Oui, elle aura traversé l’écran de ses rêves en permettant à une autre de faire briller son cul. C’est un des moments les plus cruels et les plus pathétiques. Ce détail-là me fait penser aux frères Coen, à l’ironie de leurs perdants magnifiques.


- Bianca ne s’est pas fixée, n’a pas planté de racines dans l’existence. Tout au plus des habitudes. Être Cléopâtre, soit – mais seulement un soir par semaine... Et à chaque séance, Bianca aura joué, pour elle et pour les autres, Romy Schneider, Kim Basinger, tous les fantasmes de la féminité sur grand écran. Que fait-on d’autre au théâtre que de s’offrir des vies et des destins que l’on aura jamais, d’être accro aux fictions de ces mondes virtuels, dans lesquels on joue « pour de vrai » un(e) autre soi-même dans un temps mesuré... Cela provoque parfois des dépendances plus violentes encore que la cocaïne. Pour les artistes de la scène, le sevrage est difficile, voire impossible. Et là, on n’est plus chez les Coen, mais sur Sunset Boulevard...


- Mais Bianca a sa fierté. Elle l’affirme : « ça prend des années pour bien faire glisser une petite culotte !  » – Autrement dit, certains savoir-faire, certains gestes, constituent déjà une sorte d’œuvre, un concentré de temps. A ses yeux, elle mériterait sans doute de jouir de ce fameux statut de  « trésor national vivant  » que le Japon accorde à certains de ses grands artistes et artisans. Malheureusement, la simple ancienneté, l’obstination, le nombre de séances accumulé, soigneusement récapitulé et calculé, peut nourrir la fierté, mais il n’est pas sanctionné socialement comme «œuvre ». Ce capital intangible, immatériel, pur objet de mémoire, n’est rien s’il n’est pas reconnu. Pour Bianca, comme pour une ouvrière, le nombre de séances, la durée de l’engagement méritent reconnaissance. Le problème, c’est que ses employeurs ne partagent pas forcément ce point de vue... Les frères Stanko sont rationnels et matérialistes. Ils viennent d’arriver d’on ne sait trop quel pays de l’Est et ne font pas dans les sentiments. Si les frères Stanko pouvaient remplacer Bianca par un robot, comme les lavandières d’autrefois l’ont été par des machines à laver, ils le feraient sans hésiter.


– Bianca est en fond de cale dans la galère du  « spectacle vivant ». Quel nom, quand on y pense... Essayez donc de concevoir ce que serait le spectacle mort. Bianca a passé sa vie à proposer à sa clientèle des images fantasmatiques qu’un corps émet et qu’un autre capte, directement d’une peau qui produit à un cerveau qui consomme. Mais le progrès technique aidant, les images ainsi produites peuvent désormais être interceptées, reproduites et distribuées à vil prix. Ou prélevées ailleurs à moindre coût. Bianca fait partie du lumpenprolétariat du fantasme, et va découvrir que le lumpen n’a pas de fond, puisqu’aujourd’hui, on peut même se passer d’elle... Si ce texte porte sur le monde du spectacle, il l’aborde par cette face, ou sur cette limite trouble, à tous les sens du terme. Pourquoi sortir encore le soir, pourquoi aller encore à Pigalle, ou au théâtre, ou au cinéma, puisque les réponses à toutes vos demandes, à tous vos fantasmes, peuvent être livrées à domicile comme des pizzas? Il n’y a qu’à rester chez soi. Ce qui suppose, il est vrai, que vous ayez un chez-soi. Mais si vous n’en avez pas, vous êtes exclu du jeu, vous n’intéressez pas le marché.


– Bianca elle-même habite une zone de solitude qui est très mince, coincée entre la perte de son métier et le mur aveugle de son absence d’avenir. Tout se passe après la fin. Que reste-t-il ? Et comment va, ou peut, finir cette histoire d’après la fin ? Un happy end, cela consiste à dire qu’après le rideau tombé, cela va encore pouvoir continuer : l’intrigue ouvre une issue vers un avenir, un temps et un lieu où aller. Or tout dans ce qu’écrit Xavier Durringer contribue à nous montrer Bianca dans une situation aussi désespérée que certaines figures beckettiennes – la poésie métaphysique en moins : ce n’est même pas la fin du monde, car Bianca n’a pas de monde, juste un quartier, ou les mots qui lui en tiennent lieu, puisque ce quartier même est en voie de disparition...


– Est-ce que Bianca chercherait à raconter son histoire pour se ressaisir, pour s’orienter, pour tirer un certain sens de ce qui lui arrive, et en même temps à se raconter des histoires, ne serait-ce que par fidélité au personnage qu’elle s’est inventé jusqu’à ce point de sa vie ? Elle semble essayer, à l’aide de ses mots, de « capitaliser » enfin son existence, tout en éprouvant sourdement que ce trésor est illusoire, que ce capital de mémoire ne lui garantira aucune rente. Le besoin de dignité de Bianca est d’autant plus sensible que tout est sordide dans cette existence. Du dehors, en tout cas. Bianca affirme bien qu’elle a fixé ses limites – pas de prostitution, pas de salons privés – mais le monde, lui, n’en a mis aucune. Or il est vain de vouloir poser des limites dans un univers sans règles et sans lois où il se trouvera toujours des concurrent(e)s pour les dépasser et vous prendre ainsi votre place. Ce qu’on entend par « monde », ici, n’est plus le monde métaphysique de Hamm et Clov dans Fin de partie. Il est le milieu irrespirable de la concurrence pure, sans toit et sans ciel, qui tend à arracher tout être à tout abri pour tout reverser, sous la forme la plus liquide possible, dans le grand chaudron de ce qu’on appelle aujourd’hui l’économie.


– Le fait est que Bianca cherche à se construire un quartier dans sa parole. A défaut d’une biographie, un habitat ; à défaut d’une identité, toute une tribu d’êtres anonymes ou non, dans laquelle dissoudre sa propre solitude. Mais elle-même reconnaît que ces êtres sont voués comme elle à l’oubli, peut-être déjà oubliés. Ce qu’elle dit d’Alain Pacadis, par exemple, est touchant. Certains d’entre nous se souviennent encore de ses chroniques ; d’autres pourront les lire. C’est un petit éclat de réel, qui se serait perdu si Durringer ne le lui avait pas fait dire. Sinon, qui l’aurait su ? Bianca est une bibliothèque qui brûle, comme on dit. Elle cherche à se réchauffer à ces flammes.


– On a dit qu’elle pourrait être comme une sorte de clocharde, oui. Mais ce choix de mise en scène et d’interprétation aurait consisté à reproduire le destin que la société lui inflige. On aurait pu la montrer ainsi. Un débris, un déchet à évacuer. Ce qui n’est pas utile n’a pas à exister : élimination. « Déchet » vient de « déchoir ». Il y a chute, décadence, Bianca paraît tomber sur place, dans le vide. Est-elle déjà une morte-vivante ? Son propre fantôme, à son insu ? C’est ainsi que fonctionne un système, en rejetant au-dehors ce qui n’a plus de fonction assignable. Et une entreprise, ou une société qui se ne conçoit que selon le modèle de l’entreprise, « jettent » au-dehors leurs membres inutiles. Mais ce « dehors » du système est tout relatif... les déchets qu’on jette dehors ne se laissent jamais tout à fait éliminer. Ils risquent de revenir, ils encombrent. Ils empoisonnent.


– Ce personnage est violemment expulsé de son « milieu ». Chassée de son espace, la strip-teaseuse découvre devant nous qu’elle était déjà chassée de son temps. Aïe, le vieillissement des corps ! Place aux jeunes. Vive « l’émergence », comme on dit aujourd’hui... Les avatars, eux, ne vieillissent pas, alors que nos mémoires, forcément personnelles, finissent tôt ou tard par dater. Ou par radoter... C’est aussi ce que nous suggère ce texte, avec son côté vintage. D’un côté, Bianca semble bloquée dans les années 80-90, alors que les peep-shows ont d’ailleurs quasiment disparu en France depuis le début des années 2000. Là, Durringer quitte le réalisme pour endosser la métaphore. Ce qui n’est pas simple à traiter en scène. D’un autre côté, Bianca est la première à dire quelque part que la pornographie par internet a détruit le peep-show à l’ancienne... The peep-show must go on, tu parles...


– Paradoxalement, ce qui prouve a contrario cette menace qui pèse sur la présence, cette déréalisation à la fois diffuse et galopante qui nous imprègne, c’est la valeur qu’on reconnaît au corps aujourd’hui – et d’abord au sens marchand du terme. Pourquoi les gens paient-ils de plus en plus cher pour assister à un concert de telle ou telle idole, sinon pour être en sa « présence » - même à cinq cents mètres de la scène, même si les sons ne parviennent que filtrés et travaillés, même si l’idole est à peine visible à cette distance ?


– C’est bien pour cela qu’on les appelle des stars : brillant de loin, inaccessibles...

Lire la suite

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.