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Traces (Discours aux nations africaines)

de Felwine Sarr


Traces (Discours aux nations africaines) : Entretien avec Felwine Sarr

Entretien réalisé par Francis Cossu pour le Festival d'Avignon

Felwine Sarr, après Afrotopia, essai sur « l’Afrique en mouvement », vous explorez à nouveau l’avenir de ce continent monde, cette fois sous la forme d’une odyssée poétique : celle d’un homme qui revient chez lui après un long voyage. Dans quelles circonstances est né ce Discours aux nations africaines ? Que dit-il et à qui ? L’avez-vous écrit pour Étienne Minoungou, comédien, metteur en scène et initiateur du Festival Les Récréâtrales à Ouagadougou ?


Felwine Sarr : Patrick Colpé, directeur du Théâtre de Namur, m’a demandé d’écrire un texte dans une sorte de résonance avec le Discours à la nation d’Ascanio Celestini / David Murgia, qu’il avait programmé par ailleurs. C’est aussi lui qui m’a présenté Étienne Minoungou. Je le connaissais car j’avais déjà entendu son interprétation de Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, vu son M’appelle Mohamed Ali de Dieudonné Niangouna et Si nous voulons vivre qu’il avait monté d’après des chroniques et des entretiens de Sony LabouTansy, un autre écrivain congolais. Je l’ai d’ailleurs invité lors d’une manifestation culturelle que j’organise à Dakar, Les Ateliers de la pensée. Ce comédien est incroyable. Il a une capacité d’incarnation hors norme. C’est un conteur et j’ai écrit ce texte en pensant à son phrasé, sa prosodie. J’ai tout de suite eu l’idée d’une adresse directe au public.
J’aurais pu écrire un texte sur l’Afrique avec des chiffres, au présent. Économiste, je sais dire les choses dans des essais mais je voulais m’adresser aux jeunes avec un texte qui ne relève pas de la réalité brute – même s’il est à la croisée de plusieurs dynamiques. Pour moi, la poésie éclaire la réalité d’un autre jour. Elle sort du présent. Elle a une puissance archaïque qui touche à l’essence des choses et non pas à ses occurrences. Je voulais être dans cette forme de parole éclairante. Traces s’adresse à la jeunesse africaine, à la force vive du continent qui pense, souvent dans un rapport de défiance, que son Orient c’est encore l’Occident. Ce texte mythologique, cette longue marche métaphorique de l’existence humaine, revient sur l’histoire du continent en la sortant du ressentiment, de la plainte, pour aller vers une forme de réveil et d’engagement lumineux. C’est ce dont a besoin la jeunesse africaine aujourd’hui afin qu’elle puisse explorer la plénitude de sa présence au monde à un moment particulier de l’histoire contemporaine africaine qui le permet enfin. Nous vivons une époque où les nations africaines apprennent à reconfigurer des formes et se tailler un destin.
Ce texte dit qu’il est temps de se dresser, de retrouver notre humanité, de diminuer la part d’ombre que les Africains portent encore aujourd’hui pour essayer de trouver notre lumière, une puissance propre et collective. Ce texte rappelle à la jeunesse que l’Afrique a une longue histoire riche, complexe, pas seulement coloniale et post-coloniale, que nous devons maintenant sortir de cette saison de l’ombre qui ne reflète en rien notre destin et celui de la jeunesse.


Co-auteur du rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, Felwine Sarr, la mémoire est au cœur de vos engagements aussi bien artistiques, universitaires que politiques. À plusieurs étapes de son élaboration, le spectacle a été représenté en Afrique, à Dakar lors de l’inauguration du musée des Civilisations noires et en Occident, à Cologne, lors d’une performance. Quelles ont été les réactions des spectateurs ? Qu’en est-il de la création en Afrique aujourd’hui ?


Felwine Sarr : À Dakar, ce texte a eu un impact important. Je crois qu’il a réveillé chez les spectateurs quelque chose du sentiment de la dignité à retrouver, de l’envie de faire fleurir une parole différente de celle qui nie et déprécie.
J’ai eu des retours de spectateurs européens qui n’ont retenu que la partie sur le rôle de l’Occident dans l’histoire du continent africain alors que je ne suis pas dans cette lecture binaire et jamais dans l’accusation.
Nous sommes tous tributaires d’une mémoire et des sujets autonomes porteurs d’imaginaires qui ont été construits, nourris par toute une filmographie, une littérature, un ensemble de représentations orientalistes ou exotiques. Cela nous a tous impactés, mais les Occidentaux ont encore du mal à accepter la dimension opaque du miroir. Ils ont eux aussi un effort à faire pour transformer ce regard. De ce point de vue, le rôle de l’art est absolument fondamental. Face aux défis économiques, éducationnels, sécuritaires et démocratiques, il y a un défi culturel et artistique : reconfigurer l’imaginaire. C’est seulement en relevant ce défi que nous pourrons instituer un nouveau regard, une nouvelle humanité, une nouvelle destinée.
Je crois que tout dépend de la manière dont on reconfigurera notre rapport au monde. Il faut reconstruire les infrastructures psychiques, replacer l’humanité lumineuse au cœur de la question sociétale, et seuls les individus peuvent le faire. Aujourd’hui, la culture en Afrique n’est pas une priorité pour les gouvernements, qui préfèrent investir dans des espaces plus techniques. Ce sont donc les acteurs de terrain qui modifient les choses à leur échelle. Le risque d’une externalisation de la culture endogène est bien réel, mais un mouvement de fond est là. Les artistes africains apprennent de plus en plus à créer à partir de leurs contraintes.
La difficulté est que la liberté créatrice demeure en Afrique et ne soit pas récupérée, voire formatée. Il y a une réelle demande de la part de programmateurs du Nord qui cherchent des spectacles qui vont plaire à leur public. Cela crée encore des rapports de force.
Mais de plus en plus d’artistes reconnus ont désormais le pouvoir de dire non. De ce point de vue, être programmé au Festival d’Avignon avec cette parole exigeante montre qu’il existe maintenant en Europe des espaces prêts à accueillir une parole vraiment différente. C’est le signe que les choses bougent et que les tendances s’inversent.


  • Entretien réalisé par Francis Cossu le 23 janvier 2020

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